De tous les auteurs sud-coréens, Hong Sang-soo est probablement celui qui a été le plus marqué par la Nouvelle Vague française. Les thèmes récurrents qu’il aborde de film en film, telle une obsession, sont aussi les thèmes centraux des oeuvres de Truffaut, Rivette et surtout Rohmer : l’amour, l’inconstance, le hasard, l’apprentissage de la vie et l’accès à la maturité, la création artistique et le rapport entre une oeuvre et la vie réelle…
Et, comme Godard, il aborde ses histoires comme un terrain d’expérimentations, jouant avec les codes de la narration et le langage cinématographique.
En fait, il y a deux composantes dans son cinéma qui s’affrontent constamment : d’un côté une certaine rigidité imposée par la structure scénaristique, souvent très conceptuelle, et la précision millimétrée des cadrages et des éventuels mouvements de caméra ; de l’autre, une certaine liberté, offrant aux acteurs des scènes totalement improvisées.
Jusqu’alors, à notre sens, ces composantes ne parvenaient pas toujours à s’équilibrer, donnant des films intéressants mais bancals, trop ambitieux, trop brouillons, trop froids. On pense entre autres à La Femme est l’avenir de l’homme, qui commençait de façon formidable, grâce à une belle idée de narration, la confrontation des points de vue et des souvenirs de deux hommes, deux vieux copains ayant été amoureux de la même femme, puis s’étiolait sur la fin, à cause d’un rythme faiblissant et de scènes moins maîtrisées et un peu trop longues.
Dans Ha ha ha, il reprend à peu près le même principe narratif, mais, cette fois, en allant au bout de son idée.
Le film correspond à une discussion entre deux hommes, deux vieux amis qui se retrouvent autour d’un verre – voire de plusieurs, car on boit beaucoup chez Hong Sang-soo… – et se rendent compte qu’ils se sont récemment rendus dans la même petite ville en bord de mer, Tongyeong. Ils décident alors de se raconter des bribes de leur séjour, à tour de rôle, en se focalisant sur les moments les plus agréables. Cette discussion est représentée à l’écran par des images immobiles, des photos noir & blanc des deux hommes en train de boire et de rire autour d’une table, et, en voix-off, les propos échangés par les deux hommes… Les images en mouvement, elles, correspondent à des flashbacks, aux anecdotes racontées par les protagonistes… Rien d’exceptionnel, jusque-là, d’accord…
Mais l’intérêt de ce ping-pong verbal et scénaristique vient du fait que les deux narrateurs ont côtoyé, sans le savoir, les mêmes personnes, ont fréquenté les mêmes lieux. Ainsi, chaque segment du film répond au précédent et offre un point de vue radicalement différent sur des faits similaires et des personnes identiques…
Le spectateur se retrouve dans une situation intéressante, il a en main toutes les pièces du puzzle proposé, piochées dans chacune des deux histoires, et a donc une vision des choses plus large que celles des deux narrateurs. Et dans le même temps, il ne sait pas vraiment où le cinéaste va l’emmener, le récit oscillant sans cesse entre légèreté et gravité et pouvant se terminer de plusieurs façons possibles.
Hong Sang-soo utilise pleinement les possibilités offertes par cette structure scénaristique et livre un film très ludique, à la fois simple (de par l’universalité des thèmes abordés) et complexe (de par la confrontation des points de vue, qui donne une certaine densité aux personnages), et toujours élégant et lumineux.
Tous ses personnages sont complexes, tour à tour attachants ou agaçants. Ils sont inconstants, immatures, un peu lâches, mais aussi joliment maladroits sous l’effet du désir et de la montée du sentiment amoureux.
Et même quand ils sont à la limite du ridicule, ils sont magnifiques. On pense à cette scène de rupture, la plus originale et enthousiasmante que l’on ait vu depuis longtemps, où la jeune femme trompée qui surprend son compagnon en plein d’élit d’infidélité ne fait pas plus d’esclandre que cela mais exige qu’il monte sur son dos. Elle va chuter, bien sûr, avec ses talons aiguilles aux pieds, mais c’est un mal pour un bien. Elle aura ainsi l’impression de s’être débarrassé de son fardeau, de son boulet…
Humour et gravité, profondeur et légèreté, histoires simples et structure complexe,… Voilà un film possédant une belle ampleur, dans la lignée des meilleurs films d’Eric Rohmer…
Puisque l’on boit beaucoup chez Hong Sang-soo, on peut se permettre de comparer son cinéma à un grand vin. Au départ, on l’apprécie dans sa jeunesse, dans sa fougue, ses notes les plus audacieuses (L’histoire du cochon qui est tombé dans le puits, La vierge mise à nu par ses prétendants). Puis on ressent sa puissance, son caractère un peu trop “tannique” (La femme est l’avenir de l’homme, Turning gates) ou au contraire trop “fermé” (Conte de cinéma). Enfin arrive le temps de la maturité avec Ha ha ha, l’amertume disparaît au profit d’un peu plus de légèreté, le fond est plus raffiné, plus élégant, tout en douceur.
Et comme pour les vins, chaque millésime porte la marque de fabrique de son artisan, son “terroir”, sa griffe unique, tout en étant différents des précédents…
Il y a clairement un style Hong Sang-soo, que l’on perçoit notamment dans sa façon de cadrer les scènes de repas entre amis ou, justement, les scènes de beuverie ou dans les confrontations de personnages immatures ou faussement adultes, (se) révélant leur vraie nature dans les vapeurs d’alcool… Ce style s’affine de film en film, gagnant en complexité et en audace. Mais aussi en rondeur, et ce virage vers d’avantage d’optimisme et d’humour pourrait bien lui faire gagner de nouveaux adeptes : Ha ha ha est probablement le film le plus « grand public” de son auteur…
Il va être intéressant de suivre avec attention ce que va faire Hong Sang-soo désormais, changer radicalement de cap ou poursuivre dans la même veine. On peut trouver un élément de réponse dans son dernier film en date, Oki’s movie, qui persévère dans cette voie de l’expérimentation narrative et raconte une nouvelle histoire de triangle amoureux via quatre courts-métrages compilés, illustrant chacun un point de vue différent, mais on attend de voir quelle forme va prendre son travail.
En attendant, on peut savourer ce Ha ha ha, dont on sort aussi enivré que les personnages. Hips… Un grand cru…
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Ha ha ha
Ha ha ha
Réalisateur : Hong Sang-soo
Avec : Kim Sang-kyung, Moon Sori, Yu Jun-sang, Ye Ji-won, Kim Kang-woo, Kim Gyuri, Youn Yuh-jung
Origine : Corée du Sud
Genre : comédie rohmérienne enivrante
Durée : 1h56
Date de sortie France : 16/03/2011
Note pour ce film : ●●●●●○
contrepoint critique chez : Excessif
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