7 jours à La Havane

Durant la furie cannoise, nous avons eu le plaisir de découvrir 7 jours à La Havane, présenté dans la section “Un Certain Regard”.
Nous avons aussi eu l’occasion de rencontrer les réalisateurs de trois des sept segments qui composent le film : le palestinien Elia Suleiman, le français Laurent Cantet et le franco-argentin Gaspar Noé.
Trois cinéastes au style singulier, très personnel, qui n’ont pas grand chose en commun, si ce n’est le fait d’avoir été récompensés à Cannes par le passé et de partager une même vision du cinéma, celle d’un art complet, ancré dans le réel ou empruntant des chemins plus poétiques, mais avec toujours un certain niveau d’exigence esthétique et moral. 
Rencontres passionnantes avec 3 hommes à Cannes pour 7 jours à La Havane

Ces entretiens ont été menés conjointement avec notre confrère et ami Nicolas Gilli de l’excellent site Filmosphère.

Entretien avec Elia Suleiman


Elia Suleiman - 7 jours à La Havane

Comment êtes vous arrivé sur ce projet?

Ce n’est pas moi qui suis arrivé sur le projet, c’est le projet qui est venu à moi…
Un des producteurs est venu me demander si je serais intéressé par cette idée de faire un court-métrage sur La Havane. J’étais hésitant car je ne connaissais rien de cette ville. Il m’a donné l’opportunité d’y passer quelques jours et je suis revenu… encore moins inspiré! Je ne voyais pas trop ce que je pouvais dire au sujet de cette ville! Et pourtant, j’ai accepté… J’ai pris ça comme un challenge. Je ne connaissais pas vraiment l’histoire de la ville, ou les habitants, et je ne parlais pas la langue… Rien… J’étais un peu comme une page blanche…
Je me suis lancé dans le projet avec appréhension, car j’avais envie de bien faire, pour des raisons cinématographiques et par respect pour les gens que je filme. J’ai dû rester concentré pour éviter de tomber dans le piège d’une vision touristique de La Havane, d’autant que le lieu est empli de stéréotypes et de fantasmes exotiques…

Cuba est le dernier bastion du Communisme. Qu’est-ce que cela représente pour vous? Qu’y avez-vous trouvé?

Ce n’est pas vraiment le sujet que je voulais traiter. Ni le communisme en tant que tel, ni la révolution cubaine. Mais évidemment, c’est quelque chose que l’on ne peut pas occulter. Cela se ressent un peu dans la vie de tous les jours. Mais je n’ai pas cherché à développer ce sujet. 
Ce que j’ai cherché à faire, c’est filmer des habitants de La Havane avec une certaine distance, une certaine proximité, de façon à créer une oeuvre impressionniste. C’était un vrai défi pour moi. Comment filmer ces gens simplement sans déformer la réalité, sans tricher, sans porter de jugement sur leur vie?
Par ailleurs, cette ville est un endroit qui m’a fait voyager intérieurement. Je n’ai pas cherché à dire quelque chose sur La Havane en particulier. J’ai cherché à m’aventurer sur des territoires plus poétiques…

7 jours à La Havane - 3

Votre segment est quand même le seul des sept qui traite directement de la question politique, à travers le discours de Fidel Castro qui sert de fil conducteur à votre récit… Curieusement, le contexte politique n’est pas du tout évoqué dans les autres parties du film.

Non, je ne suis pas d’accord. Je pense que toutes les parties du film sont politiques.
De toute façon, je n’aime pas le terme de “cinéaste politique” car pour moi tout film est un acte politique. Je ne vois pas comment faire un film qui ne soit pas politique! Même quand on cherche à faire un film non politique, c’est politique quand même! Car ce faisant, on pend position…
Même le divertissement hollywoodien le plus mercantile est un film politique : il traite de l’exploitation du consommateur et de sa propre  exploitation…

Si on nous a demandé d’aller à La Havane, de rencontrer les gens, c’est à cause de – ou grâce à – la situation politique du pays et des idées reçues qui y sont associées.
Nous avons voulu montrer la vie quotidienne de la population de La Havane sous cette tutelle politique. Comment les gens jouent de la musique jusqu’à 5h du matin, comment les gens s’entraident et font preuve de tendresse les uns envers les autres, malgré une situation économique souvent difficile…
C’est fascinant pour moi d’avoir vécu ces moments là, dans une ville chargée d’histoire, où la société n’est pas décadente comme celle dans laquelle nous vivons vous et moi. Si j’étais responsable d’une agence de voyage, je ne conseillerai pas d’aller découvrir Cuba pour l’exotisme et l’ambiance torride de ses nuits, je mettrais en avant cette tendresse, cette solidarité qui a été préservée par le fait de ne pas évoluer dans une société consumériste.
Maintenant, bien sûr, nous voulons le meilleur avenir possible pour les cubains et nous espérons que leurs conditions de vie pourront s’améliorer, qu’ils pourront s’ouvrir au monde de façon plus libre. Mais la question est : pourront-ils échapper à la vulgarité de ce que nous vivons actuellement? Restera-t- il ce sens de l’amitié et de l’entraide dans une société ultra-libérale?
A une époque, nous vivions un peu de la même façon qu’eux. J’ai connu cela quand j’étais enfant et pour moi, ce tournage a été un beau voyage vers la passé, quand les relations humaines étaient autrement plus importantes qu’aujourd’hui.
Bien sûr, tout ceci existe encore dans nos sociétés contemporaines, mais c’est plus rare, plus dispersé. Il faut lutter pour préserver ces qualités humaines.
A Cuba, elles sont naturelles. Vous pouvez nouer de vraies amitiés, non-feintes. La Havane, pour moi, se définit essentiellement par son humanité, sa générosité, sa sincérité, plus que par son environnement politique.

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Pour les gens qui ne sont jamais allé là-bas, il y a un cliché qui pose Cuba comme une île surpeuplée…

Non, ce n’est pas vrai. En fait, c’est même le contraire, il y a peu de voitures et peu de gens dans les rues. Les seuls moments où il y a foule, c’est quand les touristes débarquent massivement pour trouver des filles…
Même si les paysages sont véritablement splendides et que les gens son,t authentiquement chaleureux, les clichés véhiculés autour de Cuba sont destinés uniquement à promouvoir le tourisme sexuel. Une triste réalité. C’est révoltant de voir ces femmes magnifiques s’abaisser à coucher avec des types immondes qui ne comptent que sur leur argent pour séduire. C’est quelque chose qui m’a déplu lors de mon séjour. C’est sûr que cubains essaient de trouver des moyens de gagner un peu plus d’argent pour agrémenter leur quotidien, mais ils méritent mieux que cela. Et j’espère qu’ils trouveront quand même une façon d’améliorer leur niveau de vie différente de celle que l’on nous a imposée et dont on devrait essayer de se sortir…

Dans votre film il y a des portraits de Yasser Arafat et des discours de Fidel Castro en boucle à la télé, est ce que vous avez voulu faire un amalgame entre les deux leaders?

Non. Quand je suis arrivé à La Havane, je n’avais aucune idée de ce dont j’allais parler. Je ne parlais pas la langue, je ne pouvais donc pas communiquer avec les gens. Mon assistante m’a emmené à l’ambassade palestinienne. Et il y avait là cette statue de Yasser Arafat, sculptée par un cubain pour manifester sa solidarité avec la cause palestinienne. Cela m’a rappelé Intervention divine, où la tête d’Arafat apparaissait  sur un ballon de baudruche et flottait au dessus de Jérusalem. J’ai fait un clin d’oeil à mon propre film…
C’était assez drôle cette ambassade vide, où il n’y a rien à faire, sauf des visites pour les étudiants… D’ailleurs, quelle peut bien être, à l’heure actuelle, la fonction d’un ambassadeur de l’Etat Palestinien? Surtout à Cuba, qui est un pays qui soutient le peuple palestinien depuis des années.
Hormis la statue d’Arafat, il y a aussi des peintures représentant l’intifada, réalisées par des artistes cubains et données à l’ambassade.  Et c’et la seule ambassade du pays qui ne paye pas de loyer. Tout est payé par Castro!

Cela m’a donné l’idée du film. Je joue mon propre rôle et on me donne 24 heures à La Havane pour faire un court-métrage sur la ville. Pour un palestinien, la meilleure façon d’aborder Cuba est de rencontrer Fidel Castro, qui nous soutient depuis le début. Je passe donc par l’ambassade pour arranger la rencontre. Par solidarité, il dira forcément  oui. J’attends que Castro ait fini son discours officiel. Mais comme on sait que les discours de Castro durent des heures, j’en profite pour me promener dans la Havane et observer les gens, les lieux… 
Evidemment, je n’ai pas rencontré Castro. A la place, je me suis rencontré, moi.

Intervention divine

Quand vous avez eu votre histoire, était-il tout de suite évident qu’il serait dépourvu de dialogues, quasi muet?

Question intéressante…
En fait, la difficulté etait double. Je ne comprenais pas la langue et je n’avais que peu de contact avec les gens sur place. J’ai remplacé cette communication traditionnelle par une communication “invisible” : J’ai essayé de faire une oeuvre de cinéma,  où le langage est celui de l’espace, des lieux, de l’apparence des lieux, de l’ambiance…
Mon travail était d’essayer d’atteindre les gens sans prétendre les comprendre, sans essayer de saisir ce qu’ils pensent ou ce à quoi ils rêvent, de laisser l’espace ouvert pour qu’ils puissent évoluer, rêver, sans fausser cela par le dispositif de cinéma, sans induire d’autres rêves que les leurs…
L’idée était d’interroger sur ce qu’on filme et la distance avec laquelle on doit filmer, sur la façon de respecter cette équation compliquée. C’était loin d’être évident, car même quand a les meilleures intentions du monde, même quand on essaie d’être sincère, les choses peuvent nous échapper.
J’ai essayé de préserver l’équilibre entre une certaine distance, une certaine neutralité vis-à-vis des personnes filmées, et mon ressenti personnel sur la vie à La Havane.

Le cinéma n’est pas juste être visionnaire. C’est aussi la nécessité d’être le plus sincère possible, vis-à-vis de ceux que l’on filme et vis-à-vis de soi-même…
C’est une responsabilité morale, éthique. Esthétique, aussi…  Pour pouvoir efficacement restituer l’ambiance d’une ville, il faut en respecter les couleurs, les sons… L’ambiance sonore est totalement différente à La Havane et en France! 
Je suis reconnaissant aux producteurs de cette expérience. Le fait d’avoir travaillé dans des conditions aussi compliquées, par manque de communication, manque de moyens, manque de  connaissance des lieux et des personnes… Cela m’a permis de m’interroger sur le cinéma, sur mon cinéma et le regard que je porte aux choses et de privilégier la forme  impressionniste à la forme narrative classique.

Combien de temps a duré le tournage

Le projet a duré cinq jours, entre l’écriture, la constitution de l’équipe, les repérages et le casting… Enfin “casting” est un bien grand mot. En fait, je hélais les gens dans la rue en leur demandant s’ils acceptaient d’être dans mon film. “Vous voulez faire du cinéma? Vous pouvez refaire ce que vous faisiez à l’instant?

Quel est votre prochain projet?

Je suis en train d’écrire en ce moment, mais je ne sais pas trop où le scénario va m’emmener.
Ce qui est sûr, c’est que je vais continuer à être moi-même : singulier, mélancolique, heureux, drôle, luttant pour mes convictions…  Je vais continuer à explorer ma vie personnelle, en fait… On verra, dans un an, où ce travail m’aura mené…

Vous aviez dit à un moment vouloir réaliser un film en trait avec le Printemps Arabe…

La révolution a eu lieu hier… Je ne pense pas que je puisse tirer un film convenable de quelque chose qui vient tout juste d’arriver et dont ne connaît pas encore toutes les conséquences. C’est comme dire que vous êtes amoureux d’une femme que vous venez tout juste de rencontrer. Le Printemps Arabe, ce n’et pas le coup de foudre… C’est plus complexe que cela.
On ne sait pas comment vont évoluer ces révolutions. Cela prendra des années pour avoir du recul sur ces évènements et voir leur impact sur le monde. Cela a été pareil pour la révolution française… 
Je pense sincèrement que c’est trop tôt pour faire un film sur ce sujet. Ce serait une erreur…
D’ailleurs, je ne veux pas parler de “Printemps Arabe”. C’est important de le préciser. C’est vrai que ça a commencé à Tunis, mais le Printemps Arabe est un terme générique. Cela n’a rien à voir avec l’identité arabe. Cela passe les frontières et concerne des aspirations autres qu’identitaires…
Il y a l’Iran, il y a  les émeutes de Francfort, Wall Street, Washington, les indignés en Espagne et en France. 
Derrière tout cela, il y a surtout des jeunes gens qui veulent changer le monde et exprime leur dégoût face à la vulgarité des marchés financiers…
Nous verrons bien où tout cela va nous mener. Mais ce ne sera pas le sujet de mon prochain film.

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Entretien avec Laurent Cantet

Laurent Cantet - 7 jours

Comment êtes vous arrivé sur ce projet?

J’étais allé plusieurs fois à Cuba et j’avais l’impression à la fois d’une proximité et d’une distance énorme entre moi et La Havane, l’impression de m’y sentir à la fois très bien et de ne pas comprendre grand chose à ce qui s’y passait, l’impression assez désagréable d’être un touriste qui regarde une façade et qui a du mal à passer derrière. Quand on m’a proposé de réfléchir à un film que je pourrais y faire, cela m’a intéressé d’autant que je suis parti sans idée préconçue de ce que j’allais y trouver et y filmer. Il y a eu ce plaisir de juste s’immerger dans une réalité, de la comprendre un petit peu. Y aller pour faire un film, ça vous oblige à cette discipline là. Par ailleurs, il y avait l’envie de travailler avec Leonardo Padura qui est un auteur cubain dont j’avais lu beaucoup de livre et que je considère comme un des grands auteurs du moment et qui chapeautais les scénarios. Cela a été assez décisif pour moi.
Et puis, j’aime bien tourner loin de chez moi. J’aime tout ce travail d’approche à faire, car je trouve que c’est une des parties  riches de la fabrication d’un film…

Quand vous avez accepté le projet, est-ce que vous avez eu le choix entre divers scénarios ou vous a-t-on imposé une intrigue?

Léonardo Padura avait proposé un certain nombre de points de départs de scénario mais ce n’était pas imposé. Pour ma part, je n’ai pas eu envie de traiter une de ses propositions, mais j’ai eu envie de travailler avec lui sur autre chose. Et puis, par hasard, j’ai rencontré Natalia, cette femme qu’on voit dans le film, qui est même devenue le personnage principal du film. Elle était en train de faire construire chez elle la fontaine dédiée à Ochun, la déesse des rivières, de la fécondité, Sainte Vierge dans cette religion très syncrétique qu’est la Santeria. En dix minutes, elle m’a transporté par son énergie, son histoire, son charisme, sa façon de prendre les choses en main. Tout cela m’a plu et j’ai écrit l’histoire à partir de cette rencontre-là.
Au départ, je n’avais aucune idée préconçue de ce que j’allais faire…

7 jours à La Havane - 5

Vous disiez que vous vouliez éviter d’avoir ce regard de touriste sur La Havane, et que vous vouliez faire autre chose. Ce qui est bien avec votre film, c’est qu’on reste à l’intérieur d’une habitation, et que pourtant il y a toute la population qui y est représentée, unie par cette religion, mais aussi par l’idée de la communauté, la force de la communauté…

Absolument. C’est vraiment ce que j’avais envie de décrire en premier lieu. Cette importance du collectif à Cuba. Ce collectif est l’un des seuls moyens pour vivre réellement à Cuba. On ne peut pas vivre seul, on ne peut pas mener les projets seul. Tout est compliqué. On s’en est rendu compte au tournage. Tourner un film là-bas, même dans un lieu unique comme c’est le cas de mon film, ce n’est pas toujours simple. Par exemple, pour trouver la bâche en plastique à mettre au fond du bassin, ce n’est pas simple. Il n’y a pas la quincaillerie du coin qui vous fournit ce dont vous avez besoin…
On a l’impression à Cuba que tout est difficile à faire, mais que tout finit par se faire. Je pense que le film est un peu la métaphore de ça.

Où avez vous trouvé les interprètes? Est-ce que ce sont des professionnels? Des amateurs recrutés dans la rue?

Non. Le casting a été très simple à faire. Après ma première rencontre avec Natalia, que j’ai croisée par hasard pendant les repérages pour une autre histoire, je suis rentré à Paris et j’ai écrit le scénario, puis je suis revenu quelques temps plus tard et j’ai retrouvé Natalia. Je lui ai demandé si elle voulais bien jouer dans le film. Elle a un peu tergiversé. Non… Oui… Et cinq minutes après, la chose a été entendue. Je lui ai demandé s’il était envisageable de retrouver tous les gens qui étaient chez elle au moment où elle effectuait ses travaux et elle m’a dit que rien n’était plus simple que cela. Comme on voit dans le film, elle a ouvert la porte de son appartement et crié dans la cage d’escalier et tout le casting est arrivé. Dans les cinq minutes, toute la bande était réuni et on a pu se mettre à travailler. On a fait cinq jours de répétitions, pendant lesquels on a cherché ensemble les personnages. Parce qu’évidemment, le film rajoute à la réalité une dimension assez comique. On frise parfois la comédie italienne et c’est quelque chose qu’il fallait construire avec eux. Pas simple, parce qu’habituellement, on ne plaisante pas avec la religion et que c’est quelque chose qu’il fallait réussir à trouver.
Ensuite, on a passé cinq jours à tourner le film dans une espèce de joie et de plaisir partagé dont j’ai l’impression que le film rend compte. Et c’est ce qui m’est le plus cher dans le film. Il raconte une histoire, mais il raconte surtout sa propre histoire à travers le plaisir que je ressens à les regarder jouer.

C’est un peu une constante dans votre oeuvre, non? Même si vous travaillez avec des scénarios bien construits et des acteurs professionnels, vous cherchez aussi à inclure des acteurs amateurs, comme dans Ressources humaines ou Entre les murs…

Oui. A chaque fois, j’ai envie de donner la parole à des gens qui n’e l’ont pas forcément beaucoup, mais qui vivent les choses et les connaissent mieux que moi je ne pourrais les connaître en débarquant. Nourrir le film des expériences des uns et des autres, ça m’est toujours très important. Et d’autant plus ici que cette réalité m’était encore plus éloignée. J’ai préféré faire confiance à des gens dont c’était la réalité et leur donner cet espace de parole.

7 jours à La Havane - 8

Est-ce que c’était important pour vous que votre film soit positif, que le ton soit positif. Les autres films mettent en avant des aspects plus sombres de La Havane, sans pour autant que ce soit glauque, mais le votre est plus “léger”. 

Je n’ai pas cherché spécialement cela. Il se trouve que cette rencontre avec Natalia a déclenché tout cela. Après, je ne suis pas si persuadé que cela du côté “positif”. Le film n’idéalise rien. Il rend compte de la réalité de vivre à Cuba, du poids des choses… Et après, ça, c’est peut-être moi qui l’interprète ainsi, mais j’ai l’impression que la fin du film est très funèbre. Natalia a mis toute son énergie dans cette fête, qui, à mon avis, est sa dernière fête.

Comment s’est passé le tournage? Aviez vous une grosse équipe?

Non. On était une équipe très réduite. Il y avait un chef opérateur, deux personnes à l’image, deux personnes au son, un assistant, un interprète et moi. Le dispositif était simple car le lieu n’était pas gigantesque. On ne pouvait pas envisager d’être plus nombreux sur les lieux. Mais de toute façon, c’est ce que je recherche, cette légèreté, cette petite équipe pour que les acteurs soient plus à l’aise et que tout le monde soit très impliqué dans l’histoire. Se retrouver dans une économie de court-métrage, même si l’ensemble donne un long-métrage, cela m’a bien porté aussi… J’avais l’impression de retrouver des choses que j’aimais beaucoup quand j’ai commencé ma carrière.

Avez-vous vu les films des autres cinéastes? Les avez-vous intégrés? Parce que dans votre film, il y a des personnages des autres segments qui reviennent…

Les personnages qui traversent les différentes parties ont été tressés par Léonardo Padura, qui chapeautait l’ensemble du projet. C’est lui qui m’a suggéré d’introduire dans mon film le personnage qu’on voit dans le film de Tabio juste avant… Mais pour moi, le lien principal, ce ne sont pas les personnages, mais la ville et le souffle que l’on peut y trouver, même si nos films sont très différents… On ne nous a d’ailleurs pas demandé d’unifier nos styles, nos façons de filmer. Au contraire, on a pu faire les films comme on avait envie de les faire et comme on avait l’habitude de travailler.
L’énergie de la ville, les couleurs, le bruit de la ville créent cette unité…

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Entretien avec Gaspar Noé

Gaspar Noé - 7 jours à La Havane


Comment êtres-vous arrivé sur le projet 7 Jours à la Havane ?

Les producteurs français m’ont contacté pour faire partie du truc mais je crois que j’avais envie d’aller à Cuba. Du coup j’ai dit oui pour aller checker sur place, et au même moment Enter the Void a été sélectionné in extrémis au festival de la Havane. Une fois sur place, ça ne ressemblait à rien d’autre que j’avais vu donc sans donner de oui définitif je leur ai dit « pourquoi pas ». Les producteurs m’ont envoyé une semaine sur place pour que je m’inspire et trouve un sujet, j’y suis allé puis revenu, puis je suis parti une troisième fois pour le tournage sans savoir ce que j’allais tourner. Et puis sur l’instant on s’est décidé.

Et comment il est arrivé ce sujet de rituel ?

Souvent, quand tu vas dans un pays que tu ne connais pas, tu vois surtout les différences avec la ville où tu vis. Ces différences m’ont sauté aux yeux quand j’étais au Japon, et à Cuba je ne m’attendais pas à ce que la magie noire soit aussi omniprésente. Et je ne m’attendais pas à ce que les gens dansent aussi bien. En fait j’ai hésité jusqu’à la dernière seconde entre faire un film de danse ou un film de magie noire, et finalement j’ai fait un film qui contient un peu les deux. Après effectivement, à un moment je pensais faire un truc plus violent, avec des sacrifices rituels d’animaux, mais comme je ne voulais pas tuer d’animaux sur le plateau il aurait fallu faire quelque chose avec des trucages, ça aurait compliqué le découpage et la post-prod numérique pour avoir du sang qui coule de la gorge d’un agneau, etc… je me suis dit que c’était plus risqué de réussir ça, et qu’en faisant un rituel un peu plus doux, avec simplement une colombe qu’on frotte contre la fille c’était plus facile à réussir. En plus on avait pas beaucoup d’argent et nous étions une équipe de 14 personnes, sans chef opérateur et avec un Canon 5D.


En même temps il y a un côté un peu expérimental dans votre film…

En fait j’avais même filmé une séquence avec des dialogues mais en la voyant j’ai trouvé que ça faisait un peu téléfilm donc j’ai coupé tous les dialogues. Mais ce n’était pas délibéré non plus de les couper à la base, ça ne l’était pas non plus de mettre des petits photogrammes noirs – il y a 12 images de noir entre chaque plan – mais je me suis dit que ça rythmait mieux le film et que le truc qui sort un peu du contexte passe avec ce choix artificiel de faire comme un diaporama où les plans ne s’enchaînent pas comme dans un film classique.


D’ailleurs c’est presque surprenant de voir ces plans noirs chez vous qui ne faites que des successions de plans séquences depuis quelques années maintenant, dans vos films ou vos clips.

J’ai toujours un peu de mal avec les champs-contrechamps. A chaque fois, passer d’un plan à l’autre, ça me parait comme un parti-pris artificiel. Là ça ressemble à des clignements de paupière, il y a des films que j’ai fait où les plans s’enchaînent par des fondus au noir, ouvertures au noir, etc… je me suis mal habitué et c’est difficile de revenir en arrière.

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Il y a également un aspect très hypnotique dans ce procédé.

C’est aussi dû à la lumière générée par la torche. Dans toute la séquence de la forêt, on n’a pas utilisé des lampes torches mais des vraies torches et du coup la lumière vibre comme du feu sous le vent.


Le rituel que l’on voit est-il un vrai ou une reconstitution ?

Je me suis inspiré d’un vrai rituel et j’ai pris quelques libertés. Généralement ce sont des femmes qui préparent ce genre de rituel plutôt que des hommes, mais le fait de déchirer les vêtements, de mettre les jambes dans l’eau, etc… je l’ai vu. Ils considèrent qu’en déchirant les vêtements de quelqu’un on enlève la poisse du moment ou le mauvais œil qu’on lui a jeté alors qu’il les portait. Les religions d’origine cubaine sont peut-être plus présentes à Cuba que la religion catholique, et ça tu ne peux pas t’y attendre avant d’avoir mis les pieds là-bas.

C’est vrai que dans les images qu’on a en tête de Cuba on voit plus des vierges catholiques…

Oui mais ça c’est notre éducation, le côté occidental qui en a fait le fantasme d’un Las Vegas américain pendant des années. Mais la masse du peuple est essentiellement métissée ou noire et on trouve des résurgences du passé qui viennent aussi du fait que la religion catholique a un peu été mise au placard par Castro. En essayant de promouvoir l’athéisme ou la laïcité, ils ont indirectement poussé les autres types de religions.

Et l’homosexualité est vraiment un sujet tabou là-bas ?

Plus le lesbianisme que l’homosexualité masculine. C’est une société machiste où le soldat est tout puissant, et autant les hommes que les femmes sont très phallocrates, etc… et ce qui est étrange c’est qu’il est presque plus admis de voir deux hommes s’embrasser que deux femmes. Alors qu’en France ou aux États-Unis n’importe quelle minette qui se croit un peu maligne roule des pelles à sa copine pour choquer son copain de classe.

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Il y a ce plan de fin très abrupt et qui coupe à hauteur du sexe du type qui exécute le rituel. Les filles sont violées en fin de rituel ?

[Rires] Ah non pas du tout ! C’est juste un plan sur sa taille pour marquer encore un peu la domination de l’homme quoi. J’avais des plans de lui en contre-jour et le plan de la taille et je trouvais ce dernier plus inquiétant. Mais non il n’y a pas du tout d’abus sexuel de ce genre là.

Votre segment tranche vraiment avec les autres. Est-ce que vous avez travaillé avec les autres réalisateurs ou pas du tout ? Le votre est le seul avec celui d’Elia Suleiman qui n’a aucun dialogue…

Non, on nous a juste dit qu’il fallait qu’on récupère des éléments des autres récits mais j’ai juste le même chaman/guérisseur que Laurent Cantet, c’est tout. Après pour moi la grosse différence entre le mien et les autres c’est que j’ai coupé tous les dialogues. La plupart des autres sont plus scénarisés, moi j’ai improvisé un truc et les dialogues n’étaient juste pas à la hauteur donc je les ai coupés.

Pour parler un peu du reste, on vous a vu récemment sur le plateau d’Only God Forgives de Nicolas Winding Refn. Vous y êtes allé pour voir votre pote ou pour rencontrer Ryan Gosling pour un prochain projet ?

Parce que je suis un peu pote avec Nicolas, parce que je devais rencontrer Ryan et que j’avais promis de passer les voir. Je devais passer plus tôt et je n’ai pas pu y aller au moment où les gens de Wild Bunch y étaient. Et puis j’avais envie d’aller à Bangkok tout simplement, même si je devais rester plus longtemps et qu’un problème familial m’a fait rentrer plus tôt.

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Et votre prochain long métrage alors ?

A priori c’est un film en anglais, à Paris, et très sentimental. Un peu érotique aussi.


Et l’idée du porno en 3D, c’est oublié ?

Non c’était un peu un effet d’annonce. J’ai acheté des petits équipements 3D mais pour l’instant je ne suis pas convaincu par les moyens de diffusion. Avatar a fait son effet mais tout s’est un peu calmé je trouve.


Pourtant avec votre mise en scène qui découpe très peu les séquences, ça serait quelque chose à essayer…

C’est vrai que moins tu découpes plus la 3D fonctionne. Mais il y a un truc qui ne fonctionne pas en 3D c’est la caméra portée. Les travellings, les plans assez lisses ça va mais la caméra portée ou qui tourne c’est super nauséeux.

Et Cannes ? Vous y êtes quasiment à chaque fois… vous qui êtes féru de festivals, vous avez pu voir des films ?

En fait toute l’industrie cinématographique, tous les cinéphiles, tous les étudiants, tous les faux comédiens, toutes les fausses comédiennes, tous les mythos de France et de Navarre sont là ! Sinon je n’ai encore rien vu. Je vais essayer de voir Maniac, le Haneke et le Mungiu, mais c’est pas sûr.

Entretiens réalisés le 23 mai 2012 au Palais des Festivals, à Cannes, par Nicolas Gilli (Filmosphère) et Boustoune (Angle[s] de vue)

Merci à Clément Rébillat pour l’organisation de ces entretiens et aux trois cinéastes pour leur disponibilité.

7 jours à La Havane

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