Dans une petite rue pavillonnaire d’East Finchley, un quartier du nord-ouest de Londres, Curtley Deacon (David Webber) et son collègue chargent leur camionnette et partent exercer leur profession de plombier. La caméra amorce un mouvement pour les suivre, puis revient se centrer au point de départ, sur un des pavillons.
C’est là que nous rencontrons l’épouse de Curtley, Pansy (Marianne Jean-Baptiste), un personnage singulier, qui semble constamment anxieuse, déprimée et en guerre contre le reste de l’humanité. A peine réveillée, elle se met à grogner et à déverser sa bile sur tous ceux qui ont le malheur de croiser sa route. Curtley en fait fréquemment les frais. Leur fils Moses (Tuwaine Barrett) également, d’autant plus que ce grand et corpulent gaillard de 22 ans n’a ni emploi, ni amis, ni petite-amie et semble se complaire dans cette situation. Quand il est là, il lui tape sur le système, et Pansy ne manque jamais une occasion de le sermonner avec des mots particulièrement rudes et blessants, et quand il sort prendre l’air, lassé d’être la cible des diatribes maternelles, elle ne manque pas non plus l’occasion de lui adresser des reproches amers. Mais ses proches ne sont pas les seuls à subir sa colère permanente. Les commerçants et les médecins en prennent aussi pour leur grade. Il faut la voir faire un scandale auprès de la jeune doctoresse remplaçant son médecin habituel – “Vous avez été plus longtemps étudiante que praticienne” -, refusant certains examens mais se plaignant du peu d’examens complémentaires prescrits, puis réitérer le même cirque auprès d’une dentiste qui se révèle un parangon de patience. Si elle part faire du shopping, attention les dégâts! Dans un magasin de meubles, elle agonit d’injures une vendeuse lui proposant son aide (“je sais choisir un canapé toute seule, je n’ai pas besoin de vous!”), avant de s’embrouiller avec un automobiliste sur le parking du magasin. A la caisse du supermarché, elle reproche à la caissière de ne pas sourire assez (un comble, pour une femme qui a constamment le visage fermé et les rides du lion creusées à force de froncements de sourcils et d’accès de colère) et se dispute aussi avec des clientes dans la file d’attente, en leur déversant des tombereaux d’insultes avec une verve qui serait irrésistible de drôlerie si l’on ne pressentait que cette colère chronique et incontrôlée dissimule un profond mal-être.
Le nouveau long-métrage de Mike Leigh semble être un peu à l’opposé de Be Happy, qui suivait Poppy (Sally Hawkins), une femme toujours positive, souriante, insouciante et heureuse de vivre et la confrontait à un moniteur d’auto-école coléreux, intolérant et cynique (Eddie Marsan). Ici, c’est la très négative Pansy qui est le personnage principal. Elle ne peut s’empêcher de critiquer ou d’invectiver les autres, seule contre tous et toutes. Tout, pour elle, est sujet à l’agacement. Elle peut se livrer à de longs monologues comme celui où, sous le regard désabusé de Curtley et Moses, elle fustige, en vrac, les associations caritatives qui “escroquent les gens”, les voisins qui habillent leur toutou avec un imperméable pour chien et les personnes qui font porter à leur bébé des vêtements avec des poches (“Pourquoi un bébé aurait besoin de poches? Pour porter un couteau? C’est ridicule!”). Elle ne peut pas croiser des personnes sans les invectiver, ne peut pas rester calme plus d’une heure, sauf les moments où, assommée par l’étendue de son courroux, elle finit par s’allonger un peu pour se reposer.
La seule qui réussit en partie à supporter les geignardises de cette femme pour qui l’adjectif “acariâtre” semble avoir été inventé, c’est sa soeur Chantelle (Michele Austin). Cette coiffeuse, de quelques années sa cadette, est sa parfaite antithèse, une variante de la Poppy de Be Happy. Elle est toujours souriante, dynamique et à l’écoute des autres. Sa complicité avec ses deux filles (Ani Nelson et Sophia Brown) tranche avec la froideur des relations entre Pansy et Moses. Chantelle encaisse avec le sourire chaque méchanceté de son aînée, conserve son calme à chacune de ses lamentations. Mais, comme le moniteur d’auto-école n’était pas parvenu à entamer l’optimisme de Poppy, elle n’arrive pas à apaiser la colère grandissante de Pansy. Aussi, inquiète de voir sa soeur sombrer de plus en plus dans le mal-être, Chantelle lui propose de venir déjeuner chez elle avec Curtley et Moses, le jour de la Fête des mères. Avant cela, les deux soeurs pourraient aller ensemble pour la première fois se recueillir sur la tombe de leur maman, décédée quelques années auparavant. Pansy rechigne à accepter l’invitation, mais finit par se laisser convaincre par sa soeur. Cette sortie va complètement bouleverser sa perception des choses et l’univers qu’elle s’était forgé.
A mesure que le film progresse, on comprend que toute cette colère, toute cette rage qui consume le personnage, est un moyen pour elle de ne pas sombrer complètement dans l’abattement. Elle n’a probablement pas eu une existence facile. En tant que soeur aînée évoluant dans une famille monoparentale, Pansy a dû aider à la maison, s’occuper de Chantelle quand elle était petite, et n’a pas beaucoup profité de sa jeunesse. En filigrane, on devine que ses relations avec sa mère étaient aussi heurtées que celles qu’elle entretient avec Moses tandis que Chantelle, de son côté, était plus préservée. Il est également clair que Pansy n’est pas heureuse en ménage. Et si, à première vue, on peut penser qu’elle est seule responsable de cette faillite, à cause de son comportement usant, on finit par se demander si l’attitude de Curtley et de Moses, constamment fermés et taiseux, incapables d’exprimer leurs sentiments, même en présence de Chantelle et ses filles, ne serait pas à l’origine de ses colères.
De même, bien qu’elle soit odieuse avec Moses, elle n’est pas seule responsable du mal-être de son fils. Ce dernier ne parle pas plus avec sa mère qu’avec son père, qui ne le pousse pas vraiment à progresser et lui accorde moins d’attention qu’à son jeune collègue. D’ailleurs, Pansy lui reproche de ne pas avoir engagé leur fils et ne pas avoir ne serait-ce qu’essayé de lui apprendre le métier pour qu’il reprenne sa suite.
Le jeune homme aurait sans doute apprécié d’avoir le soutien et l’affection de ses parents, lui qui a sûrement dû être harcelé par ses camarades de classe en raison de son surpoids. Sans doute pour échapper à cette pesanteur – son propre poids, la lourdeur des autres – il rêve d’avions et de voyages dans le ciel (il lit des livres sur le sujet et joue à des simulateurs de vol). En attendant un hypothétique décollage, il se promène dans les rues de Londres, sans trop savoir où aller.
En fait, ils sont tous responsables du mal-être persistant au sein de la cellule familiale. Ils sont incapables de communiquer correctement : trop agressifs, trop passifs, trop volubiles ou trop silencieux. Aucun ne semble vouloir faire d’effort pour aller vers l’autre.
Le repas de la fête des mères pourrait être le déclic tant attendu. En tout cas, quelque chose se produit chez Pansy. A un moment, elle part dans un fou rire assez inattendu, avant de se mettre à sangloter sans interruption – une remarquable performance de Marianne Jean-Baptiste qui rappelle celle de Renate Reinsve, tout aussi saisissante, dans La Convocation, sorti il y a juste quelques semaines. D’un coup, sa carapace se fendille et elle peut évacuer son chagrin, sa souffrance et son ressentiment. Au moins en partie. Pour la seule fois du récit, elle réussit à dire des paroles aimables à un proche. Et, une fois rentrée à la maison, elle parvient aussi à surmonter ses phobies – la peur de l’extérieur, des plantes et des insectes – en ouvrant la porte-fenêtre menant au jardin et en réussissant à placer des fleurs dans un vase – ce qu’elle n’a jamais réussi à accomplir au cimetière), même si c’est au prix d’un énorme effort. Hélas, une fois ce geste encourageant accompli, elle file s’enfermer dans sa chambre, retombant dans son état dépressif.
Malheureusement, rien ne dit que Pansy réussira à surmonter sa dépression et à se sortir de cette spirale de colère et de ressentiment. Le dernier plan du film, assez similaire à celui du départ, est marqué par un mouvement de caméra qui semble vouloir s’éloigner du pavillon avant de revenir à son point de départ, comme si rien ne pouvait vraiment bouger et changer. Si l’on veut voir les choses de façon pessimiste, on peut craindre que Pansy a accumulé tellement de colère et de souffrance qu’elle ne pourra jamais se sortir de cet état, que son couple est dysfonctionnel depuis si longtemps qu’il ne peut plus être sauvé et que Moses n’est pas prêt à lui pardonner son manque d’affection. En revanche, on peut aussi se dire que ce petit mouvement, bien qu’insignifiant en apparence, est le début d’une tentative d’amélioration. il est semblable aux petits efforts faits par Pansy, qui peuvent très bien marquer le début d’une renaissance. Evidemment, cela ne sera pas simple et cela prendra du temps pour que la quinquagénaire puisse aller mieux et se débarrasser de sa logorrhée acide et agressive. Mais qu’il y a bien un espoir d’un avenir meilleur pour les personnages. Car il y a quand même une différence entre le début du film et le dénouement, même si la caméra semble n’avoir pas bougé. Désormais, Pansy n’est plus seule. Sa soeur a conscience de sa dépression et veut l’aider. Son mari, bloqué à la maison, a lui aussi pris conscience de son mal-être. Pour la première fois depuis le début du récit, il a exprimé une émotion, sous la forme de larmes. Peut-être va-t-il lui aussi devoir s’ouvrir et échanger avec sa femme. Peut-être Pansy va-t-elle le voir comme autre chose qu’un corps extérieur, dont la seule fonction est d’aller travailler et d’écouter en silence ses jérémiades. L’autre différence, c’est que Moses, lui, semble entrevoir clairement une sortie de crise existentielle, grâce à sa rencontre avec une jeune femme. Là encore, rien ne dit qu’ils deviendront amis ou plus si affinités, mais c’est malgré tout un signe positif, marquant l’idée que le jeune homme peut lui aussi sortir de sa coquille et vivre sa propre vie.
Certains spectateurs seront peut-être frustrés par la construction du film, qui ne contient pas vraiment d’intrigue, pas de dénouement classique, et oblige à quelques efforts d’imagination. Mais c’est le cas de la plupart des films de Mike Leigh, spécialiste des “tranches de vie” dont les plus remarquables sont High Hopes, Secrets et Mensonges et Another Life. Les autres apprécieront sans doute que Deux soeurs ne repose pas sur des artifices de mise en scène conventionnels et leur permette de s’approprier cette histoire et ses beaux personnages, complexes et sensibles.
Ce nouveau long-métrage s’inscrit également parfaitement dans les thématiques habituelles du cinéaste, et notamment sur les secrets et mensonges qui rongent les familles et les individus qui les composent. Le titre original, Hard truths, évoque bien cela. Il interroge sur la façon d’aborder les problèmes au sein du couple et de la famille. Pansy est adepte du franc-parler, mais l’utilise en toute circonstance, même quand il vaudrait mieux se taire. Curtley et Moses sont dans un mutisme total, préférant ne rien dire que de subir encore les invectives cinglantes de Pansy. Les filles de Chantelle, de leur côté, sont plus adeptes des petits mensonges. L’aînée n’est pas si à l’aise que cela dans son poste de juriste, car sous la coupe d’une responsable arrogante qui ne respecte pas son travail. Et la cadette est elle aussi victime du comportement hautain de sa patronne, qui balaie toutes ses idées d’un revers de la main avant de lui glisser un très hypocrite “bon travail!” (On imagine sans peine comment Pansy aurait remis en place cette femme détestable, en lui faisant bouffer ses noix de coco…). Elles ne vont pas forcément aussi bien qu’il n’y paraît, mais aucune d’entre elles n’ose l’avouer à l’autre. Elles préfèrent dire que tout va bien, dissimuler leur mal-être. Peut-être leur tante a-t-elle aussi beaucoup encaissé de brimades, de mots blessants et d’attitudes méprisantes avant de basculer de l’autre côté, affichant d’office une agressivité verbale, pour mieux éloigner les fâcheux. En communiquant tout de suite sur ses petites contrariétés, en s’appuyant sur ses proches, elle aurait peut-être évité d’en arriver là. Mike Leigh, avec sagesse, semble prôner cette communication entre les uns et les autres, pour permettre un vivre ensemble salutaire.
C’est une très belle leçon d’humanité et de tendresse que nous donnent le cinéaste britannique et ses acteurs, une fois de plus remarquables, à commencer, ici, par Marianne Jean-Baptiste aussi drôle que touchante, aussi féroce qu’attachante, qui livre une performance artistique de très haut niveau. Difficile de comprendre pourquoi les sélectionneurs des festivals de Cannes et Venise n’ont pas retenu le long-métrage pour leurs compétitions officielles l’an passé. Cela aurait été une belle façon de rendre hommage à un cinéaste qui a fait les grandes heures de ces manifestations (Palme d’Or en 1996 pour Secrets & Mensonges, Lion d’Or en 2004 pour Vera Drake) et qui a peut-être signé, avec Deux soeurs, à plus de 80 ans, son ultime long-métrage.
Si tel est le cas, il aura réussi sa sortie.
Deux soeurs
Hard truths
Réalisateur : Mike Leigh
Avec : Marianne Jean-Baptiste, Michele Austin, David Webber, Tuwaine Barrett, Ani Nelson, Sophia Brown
Genre : Tranche de vie où toutes les vérités sont bonnes à dire
Origine : Royaume-Uni, Espagne
Durée : 1h37
Date de sortie France : 02/04/2025
Contrepoints critiques :
”Deux sœurs offre une nouvelle variation sur ce que le cinéma a toujours su filmer de plus fort : comment on s’aime si mal les uns les autres, combien on peut souffrir de ne pas être bien aimé. Une douleur qui, au meilleur, ici, déchire l’écran.”
(Boris Bastide – Le Monde)
”Voici un film douloureux pour les cinéphiles, car signé d’un cinéaste qu’on a tant aimé, Mike Leigh (…). Douloureux car si on retrouve dans « Deux sœurs » la griffe sociale chère au réalisateur, son sens du cinéma semble amenuisé par le poids de l’âge – il a 82 ans”
(Renaud Baronian – Le Parisien)
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