Journée chargée en films et riche en émotions pour les spectateurs du Festival du Film Asiatique de Deauville, lors de cette deuxième journée de projections.
Déjà avec pas moins de trois films en compétition officielle, puis avec le début des rétrospectives Wong Kar Wai et Sono Sion, et enfin avec l’hommage rendu à ce dernier, en sa présence. De quoi satisfaire les cinéphages et les cinéphiles les plus exigeants…
Allez, on commence par la compétition, avec le passage en revue des trois films présentés.
Four Stations de Boonsong Nakphoo ●●●●○○
Four stations. Quatre stations. Quatre endroits situées le long d’une voie ferrée, dans les zones rurales de la Thaïlande. Quatre histoires entrelacées.
Au Nord, un vieux moine, complètement voûté et à bout de souffle, continue d’effectuer ses tâches quotidiennes avec abnégation. Les autres moines, beaucoup plus jeunes, s’agacent de sa lenteur, de ses pépins de santé, de ses leçons de morale, mais le vieillard n’en a cure. Il reste fidèle aux voeux qu’il a prononcés des années auparavant et tente de transmettre un peu de sa sagesse à ces disciples dissipés.
Au Centre, un immigré birman doit trouver une forte somme d’argent pour renouveler le permis de séjour de sa femme. Pour ce faire, il est contraint de partir chercher du travail dans une région plus prospère. Seul problème, son statut d’immigré l’empêche de quitter la région qui lui a été assignée. Il doit donc officier en toute clandestinité, avec le risque de se faire arrêter par la police et expulser vers son pays d’origine…
Au Nord-Est, un jeune garçon orphelin renonce à la vie monacale à laquelle il semblait promise et est recueilli par son oncle et sa tante, dans un contexte économique délicat pour la famille. L’oncle ne travaille pas, sauf à cultiver le minuscule potager de la maison. Il se fait houspiller à longueur de journée par son épouse, une femme aigrie, constamment en colère contre lui et contre ses enfants, à commencer par leur fille aînée, qui a eu le malheur de se laisser engrosser par un garçon du village. Dans ce climat des plus tendus, le garçon s’attache au boeuf possédé par la famille, leur seule source de revenus potentielle…
Au Sud, deux familles voisines se brouillent suite à une dispute entre les deux mères de famille, au grand désespoir des enfants, très complices et très amis.
Ces quatre histoires distinctes forment une sorte de film-choral évoquant les problèmes de la Thaïlande rurale d’aujourd’hui. Et comme souvent avec ce genre de film, le principal défaut qu’on peut lui trouver concerne le déséquilibre entre les différentes parties du récit et dans le cheminement narratif. Au début, le cinéaste Boonsong Nakphoo axe surtout le récit autour de l’histoire du vieux moine et la querelle entres les voisins, puis il les délaisse progressivement pour développer l’histoire du jeune garçon et celle de l’immigré birman. Cette répartition bancale des différentes composantes narratives nuit parfois à la compréhension de l’histoire et génère des soucis de rythme (en plus de la lenteur inhérente au cinéma thaïlandais, qui rebutera plus d’un spectateur).
Au rayon des défauts, on peut ajouter l’image vidéo numérique, assez laide, surtout sur un écran aussi grand que celui du CID…
Mais Four stations possède malgré tout de sérieux atouts pour convaincre le cinéphile. A commencer par la perfection de ses cadrages et la composition de ses plans, de toute beauté. De beaux moments de cinéma qui évoquent autant les plans fixes de Pen-Ek Ratanaruang et Apichatpong Weerasethakul que ceux de Nuri Bilge Ceylan.
On peut aussi se laisser séduire par la richesse de sa thématique, qui parle de problèmes de société – la misère, la colère de la population rurale, la détresse des immigrés qui vivent dans des conditions difficiles mais préfèrent encore habiter en Thaïlande que dans leur propre pays, où la situation est bien pire… Et on peut suivre sagement les deux fils rouges du film : l’idée de voyage, de déplacement et celle des barrières, physiques, morales, spirituelles, qui séparent les individus.
A condition d’accepter de suivre ce rythme contemplatif et de passer outre les petits défauts évoqués plus haut, Four stations peut constituer un voyage cinématographique très plaisant. Mais, avouons-le, peu de festivaliers semblent l’avoir apprécié. Sans doute pour avoir décroché à la trop lente marche du vieux moine tibétain jusqu’aux portes de son temple…
Songlap de Effendi Mazlan et Fariza Azlina Isahak ●●●●○○
Songlap, lui, semble au contraire avoir conquis le grand public. Très applaudi, le film de Effendi Mazlan et Fariza Azlina Isahak possède des qualités et des défauts opposés à celui de Boonsong Nakphoo. Il repose sur une narration condensée et un rythme plutôt enlevé, parfait pour un long-métrage qui oscille entre drame social et film noir, mais pèche par une mise en scène sans grand relief et un scénario un peu trop simpliste, qui flirte parfois avec le mauvais mélodrame.
On y suit le parcours de deux frères, Am et Ad, qui tentent de survivre dans les bas-fond de Koala Lumpur. Après que leur mère, devenue prostituée, les a abandonnés, ils s’en sont sortis grâce à de petites magouilles et là, ils travaillent pour le compte d’un gang mafieux qui fait du trafic de bébés et pratique “la traite des blanches”. La technique est simple : une complice repère les jeunes femmes enceintes en proie à des difficultés financières ou en rupture d’avec leur conjoint ou leur famille et les emmènent dans une pseudo-clinique prénatale. Une fois qu’elles ont accouché, leur bébé leur est enlevé et vendu à de riches couples en mal d’enfant, et elles se retrouvent entre les mains de proxénètes sans scrupules…
Pendant que le grand-frère, Am, s’empêtre dans les problèmes en dilapidant son argent aux cartes, Ad, le cadet, rêve de quitter cette vie de misère et ce travail ignoble. Le décès par overdose de son meilleur ami va accélérer les choses…
Malgré quelques invraisemblances narratives, des coïncidences un peu trop grosses pour être crédibles, des rebondissements un peu trop téléphonés,et malgré un manque de moyens financiers flagrant, Songlap séduit par son intrigue qui monte progressivement en puissance, ses fulgurances noires et le jeu de ses acteurs principaux, Syafie Naswip, Shaheizy Sam et la belle Sara Ali.
Il a aussi le mérite d’aborder le sujet du trafic de nourrissons, un phénomène hélas en progression dans cette région du Monde, et le traitement réservé aux femmes dans la société malaise, qui ne peut qu’émouvoir.
En tout cas, après les trois premiers films en compétition, on comprend que le festival a décidé, cette année encore plus que les précédentes, de mettre l’accent sur le social et de mettre en lumière des personnages qui luttent pour leur survie, au quotidien, dans des contextes difficiles. Abandon, déracinement, délinquance, pauvreté… Le portrait peut sembler sombre. Il n’est hélas que le reflet d’une triste réalité.
Et si le film suivant de la compétition ne parle pas vraiment de crise économique et de problèmes de pauvreté, il baigne dans une atmosphère également bien sordide, puisqu’il se déroule dans… une morgue! Ambiance…
The Weight de Jeon Kyu-hwan ●●●●●●
Jung, le personnage principal de ce film sud-coréen, est de ceux dont on peut dire qu’il n’a pas vraiment été gâté par la nature. Bossu, frêle, il souffre d’arthrose et de tuberculose. Rien que ça! Et, donc, il vit et travaille dans une morgue – un bâtiment sinistre, aux murs anthracite et aux éclairages verdâtres.
Sa tâche est de nettoyer les cadavres qu’on lui amène – souvent des accidentés, des suicidés ou des victimes de meurtres – les recoudre, les embaumer et les maquiller avant leur inhumation. Il y a des jobs plus sympathiques, non? Mais, peut-être parce qu’il a été rejeté par ses parents à cause de sa difformité ou parce qu’il a subi les moqueries des autres, Jung préfère la compagnie des morts à celle des vivants. Il aime son travail, et notamment la partie qui consiste à redonner à ces corps sans vie une certaine beauté.
Ceux dont il s’occupe n’ont pas forcément eu beaucoup plus de chance que lui. Ils sont morts jeunes, brutalement, ou ont connu des existences difficiles, des drames, de grandes souffrances. Jung en voit défiler, des corps, sur les tables de la morgue. il voit aussi défiler les proches, qui peuvent déverser leur chagrin – ou parfois leur haine – sur le disparu…
Le titre du film, The weight évoque autant la bosse du personnage, ce fardeau autant physique que mental qu’il doit se trimballer, que le poids de l’existence, cette accumulation de douleurs, de fatigue, de peines et de frustrations qui ralentit les Hommes dans leur quête d’épanouissement personnel.
Car Jung n’est pas le seul à être usé par la vie. Le cinéaste nous présente toute une galerie de personnages meurtris, tous plus improbables les uns que les autres et en grande détresse affective. On croise ainsi un autre bossu, plus atteint physiquement que Jung, obligé de cacher son visage derrière un casque de moto et complètement perdu après le décès de sa mère, la seule personne qui l’ait soutenu et aimé. Mais aussi une jeune SDF, handicapée mentale, qui se laisse abuser par n’importe qui, dans des impasses glauques ou des parkings souterrains déserts. Ou encore une femme en mal d’amour qui offre ses charmes dans des toilettes publiques transformées en “glory holes”. Et la collègue de Jung, dépressive et alcoolique, qui aimerait bien trouver un peu de réconfort entre ses bras…
Vous trouvez cela très noir? Hé bien vous n’êtes pas au bout de vos peines! Il serait dommage de révéler tous les secrets d’un scénario intelligemment construit et riche en révélations spectaculaires, mais disons juste que plus le film avance, plus le cinéaste s’aventure sur un terrain glissant. Il prend le risque de choquer une partie du public en abordant de manière frontale des sujets réputés tabous.
Il est certain qu’il perdra des spectateurs en cours de route. Ceux qui ne verront dans les sujets abordés que pure provocation, et ceux qui trouveront le film trop plein d’histoires sordides, trop “chargé”. Mais il serait dommage de s’arrêter à cela. Car si Jeon Kyu-hwan nous montre tout cela, toute cette souffrance, toute cette détresse, cette atmosphère grise et déprimante, c’est pour nous emmener vers quelque chose de plus beau, de plus spirituel, de plus poétique.
Toute sa démarche est contenue dans la dernière séquence du film, où est enfin explicité le titre. Le poids en question, c’est celui de la chrysalide dont se débarrasse le papillon pour pouvoir prendre son envol. Il en est de même pour ce film surprenant, qui se débarrasse progressivement de sa coque sombre et pesante pour se muer en une oeuvre d’une poésie magnifique, toute en finesse et en subtilité.
Que nous promettait-on lors de la cérémonie d’ouverture? De l’audace, de la créativité, de la différence? Hé bien ce film regroupe ces trois qualités.
Le cinéaste nous surprend sur le fond en abordant des sujets particulièrement scabreux, mais aussi sur la forme, en jouant sur la frontière entre fantasmes et réalité, entre onirisme et réalisme cru. Il mène son scénario avec brio, nous entraînant dans une histoire étonnante de bout en bout, ménageant soigneusement ses effets.
Il nous offre un film visuellement splendide, aux couleurs volontairement atones et aux clairs-obscurs joliment orchestrés. Et il nous propose de belles performances d’acteurs, à commencer par celles de Cho Jae-yun et de Zia, les comédiens-fétiches de Kim Ki-duk, auquel on pense forcément un peu à la vision de ce film.
Enfin, le film nous bouleverse par son très beau plaidoyer pour la différence, redonnant toute leur dignité et leur humanité à des personnages qui souffrent du regard des autres sur leur handicap ou leur choix de vie.
Dans cette compétition, The Weight est loin de faire office de boulet. Bien au contraire. En ce qui nous concerne, il postule assez aisément au Grand Prix de ce festival, en attendant la suite de la programmation que l’on espère aussi belle, aussi forte, aussi touchante que ce film-là…
Après cette belle surprise, il est temps de s’intéresser à l’un des invités d’honneur de ce festival, Sono Sion.
Le cinéaste japonais n’était jamais venu à Deauville, mais il y a gagné deux prix consécutifs, tous deux attribués par le Jury de la Critique Internationale. Déjà pour Cold fish, qui a traumatisé plus d’un festivalier et a fortement divisé. Ensuite pour Himizu qui était, à mon humble avis, le plus beau film de la compétition l’an passé – et je ne suis pas peu fier d’avoir contribué à la récompense qui lui a été décernée.
Cette fois, il est bien présent, pour quatre rendez-vous importants. Déjà, l’hommage qui lui est rendu par le festival de Deauville, notamment à travers la remise d’une médaille d’honneur portant son nom, qui sera scellée sur la Place du Marché, dans ce que l’on appelle le “Murmure Asiatique”.
Ensuite pour une rétrospective de ses films, et notamment de ses premières oeuvres, alors qu’il n’était pas encore cinéaste professionnel.
Puis pour une Masterclass qui aura lieu samedi après midi au CID.
Et enfin pour la projection en avant-première de son nouveau-film, que nous avons eu la chance de découvrir. Ou plutôt, de recevoir en pleine gueule, en plein coeur, tant le film est magnifique…
The Land of hope de Sono Sion ●●●●●●
Oui, autant le dire tout de suite, The Land of hope est un chef d’oeuvre. Un film bouleversant d’intelligence, de finesse, de poésie, de maîtrise technique, parfaitement interprété, superbement mis en scène. Un film parfait, ou presque, dont j’ai un peu de mal à parler à chaud tant il m’a touché en plein coeur.
Dans Himizu, Sono Sion avait juste évoqué la catastrophe de Fukushima, notamment à travers une séquence d’ouverture d’anthologie mêlant les crépitements d’un compteur Geiger à un requiem de Mozart. Cette fois, il aborde le sujet frontalement, en axant le récit autour de la menace radioactive et le destin de plusieurs habitants d’une petite ville japonaise vivant à deux pas d’une centrale nucléaire.
Assez finement, il ne situe pas son récit à Fukushima, mais dans une région fictive au nord du pays, dans un futur proche. Un important séisme vient perturber la quiétude d’une petite ville située à quelques kilomètres du littoral, et priver ses habitants d’électricité.
Yasuhiko, un éleveur sexagénaire, comprend instantanément que quelque chose de grave vient de se produire. La petite ville n’est située qu’à quelques encablures d’une centrale nucléaire, et il est persuadé que le séisme a dû toucher le réacteur. Les autorités n’ont pas communiqué sur le sujet, mais elles étaient aussi restées discrètes lors de la catastrophe de Fukushima, encore dans toutes les mémoires.
Rapidement, ses craintes se trouvent fondées. L’armée est chargée d’établir un périmètre de sécurité de 20 kilomètres autour de la centrale et de faire évacuer tous les habitants qui se situent dans la zone à risque. 20 kilomètres, pas un centimètre de plus… La barrière passe dans le jardin de Yasuhiko et de sa femme Chieko. Ils voient leurs voisins s’en aller, contraints et forcés pour la plupart, mais eux ne sont pas pris en charge par les secours. Situation ubuesque… A quelques centimètres près, ils ne sont pas dans la zone à risque. La radioactivité, bien disciplinée, ne franchit certainement pas les frontières qu’on lui impose…
Yasuhiko sait pertinemment que si sa famille reste là, elle subira de plein fouet la radioactivité. Il ordonne à son fils et à l’épouse de celui-ci de quitter les lieux immédiatement. Ils sont jeunes et ont tout l’avenir devant eux. Ils peuvent avoir des enfants, recommencer leur vie ailleurs. Lui restera sur place. Il ne veut pas quitter sa maison, ses terres, ses animaux. Et surtout, il ne veut pas troubler les habitudes de sa femme, atteinte de la maladie d’Alzheimer.
Puisqu’ils ne sont pas obligés de partir, ils resteront chez eux. Ils sont vieux, de toute façon, et plus rien ne peut vraiment les inquiéter, si ce n’est la santé et le bien-être de leurs enfants…
A partir de là, le film suit les destinées parallèle du vieux couple, de leurs enfants partis s’installer un peu plus au sud, mais aussi de leurs voisins, évacués de la “zone à risque”.
Le vieux couple doit apprendre à composer sans ses enfants, et à affronter la maladie de Chieko, qui progresse inéluctablement, tout comme la radioactivité, qui bientôt, obligera les autorités à instaurer une zone de sécurité plus grande, incluant la maison de Yasuhiko et son épouse…
Leurs enfants, Yoichi et Izumi, doivent se créer une nouvelle vie dans une autre région. Quand ils apprennent qu’ils vont bientôt avoir un bébé, la joie laisse place à une profonde angoisse. Et si la radioactivité avait contaminé une zone beaucoup plus vaste que celle annoncée? Et si leur enfant était menacé?
Enfin, le fils des voisins décide d’accompagner sa fiancée à la recherche des parents de celle-ci, sûrement emportés par le tsunami qui a suivi le séisme. Ils partent arpenter les zones sinistrées, désormais désertes, à l’exception de quelques âmes perdues, fantomatiques…
Au début, on pense que le film va donner un virulent pamphlet anti-nucléaire. On est même étonné de la tournure prise par le scénario, qui vire au militantisme écologiste pur et dur. Mais Sono Sion a vite fait de dynamiter tout cela et contrebalance la charge anti-nucléaire par le personnage d’Izumi, tellement obsédée par la menace radioactive qu’elle en perd presque la raison, suscitant sarcasmes et mise au ban de la société.
On se dit alors que le nihilisme naturel de Sono Sion va prendre le dessus, qu’il va dézinguer tout le monde, pro et anti-nucléaire, pour livrer un de ces films fous et flamboyants dont il a le secret. Mais c’est tout le contraire qui se produit.
Le cinéaste reste profondément pessimiste, bien sûr. Pour lui, le mal est déjà fait. le Japon est déjà contaminé par la radioactivité, et les effets s’en feront probablement sentir d’ici quelques années. Mais il prend cela avec une certaine philosophie, une certaine sagesse, nouvelle dans son cinéma. En attendant de mourir des conséquences de l’irradiation, autant vivre sa vie pleinement, profiter de chaque instant, et aimer, jusqu’au bout.
Sono Sion livre un film étonnamment apaisé, épuré, sans renoncer pour autant aux fulgurances stylistiques qui le caractérisent. Son cinéma évolue, se débarrasse des excès qui en atténuaient parfois la portée. De film en film, il s’affirme comme l’un des meilleurs réalisateurs japonais contemporain, un maître du Cinéma tout court, et il atteint là la quintessence de son art avec ce film splendide.
Après cette journée riche en émotions cinématographiques, on attend avec impatience la suite!
Alors, à demain pour la suite de chroniques en direct du Festival de Deauville…