Le début du récit suit parallèlement trois personnages dont on devine progressivement les liens.
Il y a d’abord Yuzo (Masaaki Sakai), un septuagénaire japonais fatigué, qui jette néanmoins quelques forces dans le nettoyage soigneux d’une vieille planche de surf. Plus loin, à Tokyo, un homme d’une cinquantaine d’années lui ressemble beaucoup. Il s’agit de son fils, Hayato (YutakaTakenouchi). Sa routine n’est guère plus entraînante. Il tente sans grande motivation d’assurer ses tâches professionnelles, dans un studio d’animation, en attendant de retrouver l’inspiration pour réaliser un nouveau film plus personnel. Mais sa journée, comme probablement les précédentes, se finit dans les volutes d’alcool, histoire de diluer un certain spleen. A des milliers de kilomètres de là, en France, Claire Emery (Catherine Deneuve), chanteuse ayant connu son heure de gloire dans les années 1960, dit adieu à son compagnon canin, le dernier être cher qui lui restait. On comprend qu’elle a perdu sa fille, Elsa, et ne s’en est jamais vraiment remise. Elle accepte d’effectuer un dernier concert au Japon, où elle est encore adulée. Notamment par Yuzo, qui reste l’un de ses plus grands fans.
Eric Khoo filme ces trois êtres de la même façon, en communiquant une impression de malaise et de profonde mélancolie. Il dit s’être inspiré du peintre américain Edward Hopper pour mettre en place l’ambiance visuelle de son nouveau long-métrage et cela fonctionne parfaitement. Ses personnages semblent accablés par la solitude, par les épreuves de la vie et on dirait qu’ils attendent la mort comme une délivrance.
En tout cas, c’est Yuzo qui part le premier. Après avoir écouté une dernière fois l’une des chansons de Claire Emery (composées pour le film par Jeanne Cherhal et interprétées par Catherine Deneuve) en sirotant du saké, il pousse un dernier souffle et s’écroule. Hayato vient s’occuper de ses obsèques et, en rangeant l’appartement, tombe sur un billet pour le concert de la chanteuse française, à Nagasaki. Se rappelant combien elle était importante pour son père, il assiste au récital, puis se fait dédicacer un dessin qu’il avait réalisé enfant, montrant la chanteuse auprès de Yuzo.
La seconde à passer de l’autre côté est Claire. Comme à son habitude après les concerts, Claire part noyer ses angoisses dans l’alcool et évacuer son mal-être dans les volutes de cigarettes. Sous le regard un peu inquiet du patron du bar, elle enchaîne les verres de saké et finit par s’écrouler. Mais si son corps a rendu les armes, son âme, elle est toujours là, flottante, et doit errer dans les rues avoisinantes, sans repères.
C’est ainsi que l’esprit de Claire croise l’esprit de Yuzo. Ils ne parlent pas la même langue, mais se comprennent. Ils ne savent pas pourquoi ils existent encore sous forme de “yōkai” – apparemment, la plupart des défunts disparaissent définitivement – et n’ont pas vraiment d’idée d’où ils doivent aller. Alors, Yuzo suggère qu’ils accompagnent Hayato dans le périple qu’il lui a confié comme dernière volonté : rapporter la planche de surf à sa propriétaire, Meiko (Jun Fubuki), le grand amour de Yuzo, également mère d’Hayato, qui ne l’a jamais connue.
C’est là que le film démarre vraiment. Il abandonne un peu de sa noirceur pour évoluer vers un récit plus lumineux, tout en finesse et en émotion, comme le réalisateur de My Magic et La Saveur des ramens sait en façonner.
Yuzo est heureux de permettre à son fils de retrouver la mère dont il a été privé durant toute son enfance et toute son existence. Il se sent plus léger qu’à la fin de son existence terrestre et est comblé de pouvoir échanger avec son idole.
Claire retrouve elle-aussi un peu d’allant auprès de Yuzo et de son fils. Elle se prend d’affection pour Hayato. Peut-être parce qu’il lui rappelle un peu sa fille et qu’elle culpabilise de n’avoir pas été assez présente pour cette dernière. Là, elle a plus de temps pour veiller sur lui. Ou peut-être parce que Hayato lui ressemble beaucoup, avec cette propension à boire un peu trop pour essayer d’invoquer les muses et cette façon de porter son mal de vivre sur ses épaules.
Elle craint que le quinquagénaire puisse être tenté de partir à son tour, par désespoir. Le geste symbolique de restituer la planche de surf à Meiko, comme on se débarrasserait d’un coup du poids d’une histoire familiale frustrante n’est pas suffisant pour aider l’homme à avancer. Il génère même de nouvelles interrogations, de nouveaux tourments. Pour se libérer, Hayato doit aussi se débarrasser de ses démons intérieurs et faire son deuil de la relation complexe qui l’unissait à son père.
Yuzo et Claire, en tant qu’esprits de personnes ayant vécu, ne peuvent plus changer leur propre destin, mais ils peuvent faire profiter à Hayato de leur expérience, essayer de l’empêcher de commettre les mêmes erreurs. Ils peuvent aussi et surtout insuffler à Hayato une envie de se reconnecter au monde des vivants.
Plus qu’un simple récit de deuil, Yōkai, le monde des esprits interroge la façon dont nous vivons avec nos fantômes et ce qui nous pousse à aller de l’avant. Ce n’est pas seulement une histoire de réconciliation avec le passé, mais aussi de renaissance. Hayato, en honorant les dernières volontés de son père, en acceptant enfin d’affronter ses blessures et en retrouvant un sens à son travail, amorce une transformation profonde. Il retrouve peu à peu la flamme qui l’animait lorsqu’il était enfant, celle qui l’avait conduit à devenir dessinateur et réalisateur. Il réussit à reconstruire son existence auprès de figures qui ont pu lui manquer plus jeune et peut-être envisage-t-il même de fonder une famille à son tour.
Pour les esprits, ce voyage est aussi une façon de se débarrasser de leur sentiment de culpabilité et d’accepter une fois pour toute l’idée de quitter la sphère terrestre, enfin libérés.
Alors qu’il débutait sur une note pesante, grave et funèbre, ce long-métrage se mue peu à peu en une fable optimiste, qui avance qu’une vie existe après la mort, où la rédemption est possible, et que, dans ce monde difficile, nos chers disparus nous accompagnent dans toutes les épreuves, toutes les difficultés. Le sujet reste évidemment sensible, mais ce qui se dégage du film d’Eric Khoo est une douceur enveloppante, une infinie tendresse.
Catherine Deneuve en fantôme japonais, il fallait y penser… Mais après tout, pourquoi pas. Tony Scott l’avait bien imaginée en vampire sensuelle et envoûtante dans Les Prédateurs. Ici, elle incarne un spectre élégant et bienveillant et la mort lui va très bien. Beaucoup de comédiennes de sa génération auraient sans doute renâclé à l’idée d’incarner un tel personnage, cette artiste autrefois sublime, confrontée aux affres de la vieillesse et de l’irruption imminente de la grande faucheuse. Il faut en effet avoir accepté l’idée de son propre déclin physique et de sa propre mort pour jouer avec autant d’aisance et de panache. Mais, après avoir surmonté un AVC, quelques années de tabagisme effréné et d’excès divers, après avoir enchaîné les tournages et les activités sans se ménager, Catherine Deneuve est toujours là. Si elle accepte de mourir à l’écran, c’est justement pour mieux nous faire profiter de sa palette de jeu, tout en nuances, et de sa malice. Elle est une fois de plus bouleversante, sans forcer son talent, jouant avec une retenue maîtrisée.
Yutaka Takenouchi incarne avec justesse Hayato, montagne de douleur et de regrets qui ne demande qu’à se libérer, tandis que Masaaki Sakai insuffle une chaleur réconfortante à son personnage d’ex rock-star/surfer aidant son rejeton à se re-jeter à l’eau.
On est également très heureux de voir Eric Khoo surfer une nouvelle fois sur cette veine poétique et sensible. Peut-être a –t-il lui aussi dû surmonter quelques épreuves douloureuses, à l’instar de ses protagonistes, ou un syndrome de la page blanche, comme Hayato. En tout cas, il n’avait plus donné de nouvelles depuis l’excellent La Saveur des ramens, présenté à Berlin en 2018 et son talent singulier nous manquait. Yōkai, le monde des esprits constitue une belle renaissance, qui nous éblouit, nous bouleverse et nous rassure, dans le même mouvement. Une belle réussite.
Yōkai, le monde des esprits
Spirit world
Réalisateur : Eric Khoo
Avec : Catherine Deneuve, Masaaki Sakai, YutakaTakenouchi, Jun Fubuki, Keiichi Suzuki, Maiya Goshima
Genre : Film de fantômes plein d’esprit et de poésie
Origine : Japon, France
Durée : 1h45
Date de sortie France : 26/02/2025
Contrepoints critiques :
“A partir de son trio de personnages que l’on observe, dans un premier temps, seuls et hantés par la tristesse, le temps de quelques séquences émouvantes presque sans paroles, le réalisateur bâtit ensuite un voyage métaphysique vers une forme d’apaisement. Eric Khoo ambitionne de reconnecter tout ce qui a été séparé.”
(Boris Bastide – Le Monde)
”Une chanteuse erre dans le monde des esprits japonais. Inégal mais souvent touchant, avec en bonus de chouettes morceaux de Jeanne Cherhal.”
(Aurélien Allin – CinémaTeaser)
Crédit photos : Copyright Ichampoussin