2024_CANNES_SIGNATURES_WEB_400X400_3Hier, la section Un Certain Regard s’était ouverte sur une histoire de deuil (le très beau When the light breaks). Aujourd’hui, on ne change pas de thème… Rebelote avec On becoming a Guinea fowl de Rungano Nyoni, même si le ton de ce long-métrage lorgne plutôt, du moins de prime abord, vers la comédie.
Le premier plan montre une jeune femme (Susan Chardy) roulant sur une petite route, quelque part en Zambie. Particularité : la conductrice porte une tenue improbable, entre grande robe bouffante noire, gants disproportionnés, lunettes noires et casque argenté, qui la font ressembler à une sorte de super-héroïne disco. Shula vient en fait d’une soirée déguisée et a pris la route pour se rendre directement dans le village où résident les membres de sa famille.
Subitement, elle immobilise sa voiture en plein milieu de la route, après avoir vu un corps étendu sur la route. Elle identifie l’individu, visiblement décédé, comme étant son oncle Freddie. Elle appelle ses parents pour les prévenir mais ceux-ci prennent tout d’abord la chose à la légère. “Mais non, il n’est pas mort! Tu connais Freddie! Balance lui un peu d’eau!”. Sauf que non, Freddie ne plaisante pas cette fois. Son coeur n’a visiblement pas supporté sa visite nocturne dans la  maison close voisine.
L’enlèvement du corps ne se fait pas sans heurts. Outre ses parents à côté de la plaque, Shula doit aussi composer avec une police paresseuse et une cousine ivre. Et ce n’est que le début des ennuis. La famille a décidé que la veillée funèbre aurait lieu chez la mère de Shula. La jeune femme a à peine le temps de poser ses valises que débarquent déjà tantes, cousines et nièces, promptes à lui chercher querelle pour un rien. On reproche à Shula d’avoir pris une douche – ça ne se fait pas avant un enterrement – de porter des vêtements inadaptés pour la cérémonie, de ne pas respecter ses tantes… Bon retour! Et elle n’est pas la seule à subir toutes ces piques. La plupart des critiques sont dirigées contre la  jeune épouse du défunt, accusée d’être une mauvaise compagne, une femme au foyer déplorable, un parasite… Belle ambiance ! La cinéaste filme cet environnement familial bruyant et encombrant comme le dixième cercle de l’enfer, avec tantes et cousines en guise de dragons cracheurs de flammes. Mais le véritable démon se cache peut-être ailleurs… Cela se vérifie quand le film opère un changement de ton radical. On comprend que toute cette agitation, tous ces bavardages ne sont là que pour faire diversion et éviter que les discussions bifurquent sur les sujets qui fâchent vraiment, ou qu’elles ne fassent remonter à la surface quelques secrets de famille honteux. Dans l’intimité, pourtant, certaines langues se délient et dressent du défunt un portrait bien moins flatteur que celui du tonton bon vivant et sympathique.
Dès lors, le film se transforme en un plaidoyer pour le changement de mentalités dans la culture zambienne – et pas que…- qui préfère cacher sous le tapis les comportements gênants, les violences et les incestes. D’où ce titre mystérieux, explicité par un extrait de documentaire passant à la télévision. Dans la savanes, les pintades sauvages sont un élément essentiel de la faune. Elles ont la particularité d’être très bavardes et bruyantes, et donc de prévenir les autres animaux dès qu’un prédateur est en approche. Bavardes et bruyantes, les personnages féminins de ce film le sont déjà. Il ne leur reste plus, semble leur dire la cinéaste, qu’à utiliser cette force pour combattre ceux qui les oppriment, plutôt qu’à la gaspiller en vaines querelles.
On aime beaucoup ce film atypique, ses personnages hauts en couleurs et sa façon de faire passer les messages avec force. On savait que Rungano Nyoni avait du talent depuis la sélection de I am not a witch à la Quinzaine des Réalisateurs, il y a sept ans. Elle le confirme ici avec la manière.

Ce qu’il y a de bien dans un festival, c’est que l’on apprend plein de choses. Après avoir découvert l’importance de la pintade dans l’écosystème, nous avons aussi appris, aujourd’hui, comment faire baver un crapaud du Colorado.
Contrairement à ce que l’on pense, ça ne bave pas facilement, un crapaud. Il lui faut de la musique, mais pas n’importe quel son! Le rap, ça ne marche pas. Mais si on lui chante de la “musique de darron”, genre « Yellow » de Coldplay, bonjour les hectolitres de mucus!
Cette séquence improbable où un groupe de trentenaires pousse la chansonnette pour stimuler un batracien se trouve dans Bird, le nouveau long-métrage d’Andrea Arnold, présenté en compétition.
Mais, nous demanderez-vous, pourquoi faire baver un crapaud? Eh bien pour les toxines hallucinogènes contenues dans la bave de l’animal, qui peuvent ensuite être revendues pour se faire quelques billets.
Cette idée saugrenue, c’est celle de Bug (Barry Keoghan), jeune homme vivant dans une barre d’immeuble pourrie et galérant pour joindre les deux bouts, mais bien décidé malgré tout à être heureux et à protéger sa famille. A même pas trente ans, il est déjà père de deux enfants, et potentiellement bientôt grand-père. Il vient de se mettre en couple avec Kayleigh, qui a elle-même une fille d’un premier lit et a décidé de l’épouser. Pour financer la fête de mariage, il a donc misé sur ce crapaud hallucinogène, au grand dam de sa fille aînée, Bailey (Nykiya Adams, la nouvelle pépite dénichée par la cinéaste). La gamine n’accepte pas l’idée de ce mariage précipité, ni la perspective de voir deux nouvelles têtes squatter le minuscule appartement familial, ni le comportement de son père, cet éternel adolescent, à peine plus mature qu’elle, qui n’a que douze ans. Elle ne peut pas aller habiter chez sa mère, qui s’occupe de ses deux autres soeurs et vit avec un sale type, violent et abusif. Alors, Bailey rêve d’ailleurs, de liberté. Elle adore observer le vol des oiseaux, libres et légers, pouvant planer loin des hommes et de leurs problèmes terre-à-terre. En cherchant à s’éloigner du giron familial, elle fait la rencontre de Bird (Franz Rogowski), un drôle d’oiseau lui aussi. Il est revenu dans le quartier pour retrouver la trace de sa mère, qu’il n’a pas vu depuis des années. Il demande de l’aide à Bailey pour retrouver ses racines dans le voisinage. En échange, il va aussi aider la jeune fille à grandir et à retrouver une place dans la structure familiale.
Difficile de décrire ce curieux film, qui oscille entre chronique sociale à l’anglaise, récit de passage à l’âge adulte et fable fantastique, sans trop en dévoiler. Disons juste que le cocktail s’avère parfaitement dosé. On rit, on frémit, on se laisse gagner par l’émotion. La bande originale est savoureuse. Les comédiens sont tous épatants et la mise en scène d’Andrea Arnold les accompagne parfaitement, même si sa caméra, parfois, gagnerait à se stabiliser un peu. Bref, il y a tout pour plaire au jury et aux spectateurs.

Pourtant, peu de festivaliers auraient misé sur ce film avant le début de la manifestation. Le long-métrage le plus attendu de la compétition était celui de Francis Ford Coppola, Megalopolis. Un ambitieux projet que le cinéaste américain a mis des années à produire et réaliser. Tout le monde trépignait d’impatience à l’idée de découvrir une oeuvre aussi folle que la Palme d’Or 1979, Apocalypse now. Mais souvent, quand les attentes sont démesurées, la déception se fait abyssale et ce long-métrage ne fera pas exception à la règle. Dès les premières séances de presse, les échos étaient peu flatteurs. La consternation se lisait même sur certains visages. D’autres cinéphiles étaient en revanche dithyrambiques.
En sortant de la salle, nous sommes restés un peu perplexes, à la fois déçus, globalement, du côté profondément bordélique de cette oeuvre qui part dans tous les sens et accumule des séquences qui, proposées par d’autres cinéastes, ne mériteraient aucune clémence, et en même temps assez fascinés par certaines séquences, sublimes, et par la cohérence de l’ensemble. Oui, “cohérence”. Le mot fera peut être bondir certains confrères qui n’en trouvent aucune, dans ce récit confus. Mais il y a bien une adéquation entre ce que le film développe, de façon très foisonnante et excessive, et sa conception compliquée, car finalement, ce récit peut se voir comme un voyage au sein de la création de Francis Ford Coppola, une plongée dans l’imaginaire du cinéaste, tiraillé entre différents genres, différents types de cinéma. C’est pourquoi Megalopolis empile les éléments au point de devenir indéfinissable et incontrôlable. Est-ce un film de science-fiction. Oui, puisqu’il est question de ville futuriste, de nouveau matériau révolutionnaire. Un film fantastique? Oui, puisque l’un des personnages possède le pouvoir d’arrêter le temps. Un péplum? Avec des personnages qui se prénomment Cesar, Crassus, Cicero, une foule fascinée par les courses de char, carrément… Un film de gangsters? Des jeux de pouvoir, des complots, des trahisons sont au programme du scénario, donc oui. Est-ce un blockbuster ou un film d’Art & Essai? Son budget conséquent, de plus de 125 millions de dollars et son casting laissent à pencher pour la première option tandis que certains passages expérimentaux, incluant un happening “live” qui devrait poser aux diffuseurs un drôle de casse-tête, indique plutôt la seconde. En fait, le film semble constamment se construire autour d’oppositions, essayant d’aller en même temps dans des directions complètement opposées. Mais c’est bien cela qui est au coeur du scénario, l’opposition entre Cesar (Adam Driver) et Cicero (Giancarlo Esposito) qui n’ont pas les mêmes projets pour le développement de la ville de New Rome. Le premier, architecte visionnaire, veut construire une utopie durable, en changeant de paradigme, tandis que le second, conservateur et attaché aux valeurs capitalistes, aimerait construire des casinos. Coppola se retrouve un peu dans les deux hommes. Il est un auteur reconnu, indépendant et maître de son final cut, mais a aussi été un cinéaste populaire, auteur de grands succès au box-office. Son film illustre ses conflits intérieurs, sa difficulté à trouver l’équilibre pour réaliser une oeuvre “parfaite”.
Parfait, ce film-ci ne peut pas l’être. C’est une tentative de cinéma total qui, tour à tour, s’avère fascinante ou repoussante, sublime ou grotesque, déconcertante ou trop sage. On peut trouver cela brillant ou totalement indigeste, voire les deux en même temps.
Pour en revenir à nos pintades, on ne sait pas si ce vieux fauve de Coppola va rapporter quelque chose de sa chasse à la Palme d’Or, mais en tout cas, son passage dans la savane n’a pas manquer de faire cacaber les plumitifs (si,si, le verbe existe et est tout à fait approprié… La pintade cacabe…).

Nous ne l’avons pas précisé, mais le film de Francis Ford Coppola a aussi le mérite de rappeler les vertus de la démocratie et de la république, ce qui, en ces temps troublés, alors que certains peuples ont tendance à rejeter les politiciens traditionnels pour mettre au pouvoir des illuminés, ne peut pas faire de mal. Deux autres longs-métrages, présentés en séance spéciale, ont également tenu à rappeler les méfaits des dictatures.
Dans L’invasion, Sergeï Loznitsa ne cible pas directement Vladimir Poutine, mais montre les conséquences du conflit qu’il a initié, de cette tentative d’invasion d’un pays libre, sur la population ukrainienne. Ce documentaire est composé de plusieurs séquences qui se répondent et se complètent. A plusieurs reprises, on assiste à des enterrements de jeunes soldats ou aux hommages qui leur sont rendus. Mais on assiste aussi à des naissances dans des maternités du pays, qui continuent de fonctionner tant bien que mal, malgré les bombardements. Un plan montre une école en ruines, au sud-est du pays? Un autre montre une école fonctionnelle, où les enfants apprennent l’histoire de leur pays, loin de celle que les russes voudraient imposer. D’ailleurs la culture russe, en représailles, se retrouve littéralement broyée, compactée, à l’instar de ces livres retirés des bibliothèques. Tout le film repose sur ce dialogue entre les images, montrant la résilience du peuple ukrainien et son refus de se laisser déposséder de sa culture, son histoires et ses valeurs. Pour autant, le cinéaste montre aussi à quel point le conflit contamine le quotidien. S’il filme un mariage, une naissance, un moment du quotidien, il y a toujours un soldat en treillis, un drapeau ukrainien, un slogan anti-russe pour rappeler le contexte dramatique dans lequel évolue la population.
Avec ce documentaire, le cinéaste continue le travail amorcé il y a dix ans avec Maïdan. Il entend continuer à documenter les troubles qui agitent son pays depuis l’affirmation de son indépendance et le refus de l’ingérence russe. Il faut lui reconnaître une somme de travail considérable pour filmer et ordonner toutes ces séquences, qui constitueront ultérieurement des archives importantes.
En revanche, d’un point de vue purement cinématographique, on ne peut s’empêcher de trouver la durée de ce documentaire un brin excessive (2h25, tout de même…). on espère aussi que Sergeï Loznista puisse rapidement retourner des films de fictions, dans lesquels il peut donner libre cours à sa virtuosité technique.

La fiction, c’est justement la forme choisie par Rithy Panh pour continuer à raconter l’histoire de son pays, et notamment la période de dictature des Khmers Rouges. Rendez-vous avec Pol Pot raconte la rencontre entre le leader révolutionnaire et un groupe de journalistes et intellectuels français invités par le régime, qui vont découvrir, sous la propagande, la réalité d’un joug meurtrier.

La journée s’est bouclée par une première séance de minuit, avec la présentation du nouveau long-métrage de Soi Cheang, Twilight of the warriors : walled in.
Il s’agit d’un film noir mâtiné d’action et d’arts martiaux, dans la pure tradition hongkongaise. Adapté d’un roman graphique, “The City of Darkness”, le projet était initialement prévu pour être réalisé par John Woo au début des années 2000, avec la fine fleur des stars hongkongaises de l’époque. Soi Cheang en a repris les rênes et l’a finalisé.
On suit les mésaventures d’un migrant, Chan Lok Kwan (Raymond Lam) qui, essayant d’obtenir de faux papiers, se fait arnaquer par le chef d’une triade locale, Mr Big (Sammo Hung). Sur un coup de tête, il dérobe un sac contenant de la drogue et s’enfuit. Poursuivi par les truands, il se réfugie dans l’enclave de Kowloon, sorte de ville dans la ville, dirigée d’une main de fer par Cyclone (Louis Koo) et son gang. Lok Kwan est d’abord traité comme n’importe quel intrus venant semer la pagaille dans l’enclave, rudoyé et tabassé. Mais peu à peu, il réussit à gagner la confiance de Cyclone et de ses hommes, jusqu’à faire partie de leur clan.
Deux évènements vont venir perturber la vie de la cité. D’une part les projets de rétrocession de Hong Kong à la Chine impliquant d’en finir avec Kowloon, et d’autre part les désirs de vengeance d’un des caïds de la cité qui vont obliger Cyclone et ses hommes à choisir leur camp.
On sent que ce qui a surtout intéressé le cinéaste de Limbo, ce sont les décors, somptueux. Les directeurs artistiques ont reconstitué l’enclave de Kowloon en plateau, avec minutie et force détails historiques – le film se déroule dans les années 1980 – et Soi Cheang semble prendre beaucoup de plaisir à faire circuler sa caméra dans les méandres de cette imposante cité-labyrinthe.
Cela donne aussi des scènes de courses-poursuites et de bagarres épiques, toujours joliment chorégraphiées.
Seul bémol, mais ce n’est qu’un avis très subjectif : l’irruption d’éléments fantastiques dans un récit relativement réaliste. Sur la fin du métrage, les combattants ne s’affrontent plus trop à armes égales, certains ayant visiblement la clé pour ne pas encaisser de coups. Cela fait bifurquer l’action vers quelque chose d’assez curieux, mais en même temps, le cinéma de Hong Kong est coutumier des artistes martiaux volants et autres joyeusetés du même genre…

Le temps de se remettre des claques et coups reçus, à demain pour la suite de ces chroniques cannoises…

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