De quoi ça parle?
D’un pâtissier trotskiste dans la Rome des années 1950, en comédie musicale…
Ah, pardon. Au temps pour nous, ça c’était une scène de Aprile, qui avait permis à Nanni Moretti de réaliser l’Arlésienne de ses projets cinématographiques, évoquée par malice à chaque fois qu’on l’interrogeait sur la nature de son prochain long-métrage.
Ici, c’est un peu différent, et à la fois, pas tant que cela. Il est question de la visite d’un cirque hongrois, à Rome en 1956, qui provoque un schisme au sein du Parti Communiste italien. Le cirque est de passage en ville alors que, dans son pays d’origine, une rébellion populaire contre le régime communiste en place est violemment réprimé, avec l’intervention de l’armée soviétique. Afin de manifester leur soutien au peuple hongrois, le personnel du cirque se met en grève. Cela génère quelques dissensions entre le responsable de l’antenne locale du Parti Communiste Italien (Silvio Orlando) et son assistante (Barbora Bobulova) qui n’ont pas du tout la même approche des choses. Au-delà de cette petite querelle, l’incident provoque aussi une vraie fracture au sein de la gauche italienne. Les leaders du PCI décident de soutenir la répression du mouvement, alignés sur la politique de Moscou, tandis que le Parti Socialiste Italien se désolidarise de la politique des soviétiques. D’autres partis de gauche marquent aussi leur opposition à cette ligne dure, ce qui fait voler en éclats la coalition formée aux dernières élections. Au sein du PCI, il se produit aussi un schisme idéologique qui conduira, quelques années plus tard, à l’émergence de plusieurs partis de gauche ou d’extrême gauche inconciliables, et à la naissance de groupuscules radicaux.
Cette histoire est au coeur du scénario du film de Giovanni (Nanni Moretti), cinéaste italien sexagénaire. Sur le plateau, il tente d’expliquer sa démarche à ses assistants. Il veut montrer que si le monde en est là où il est aujourd’hui, avec une droite dure au pouvoir en Italie et une Russie toujours aussi belliqueuse, c’est peut-être parce que la gauche, en Italie ou ailleurs, n’a pas su prendre ses distances avec le communisme soviétique et n’a pas su avancer unie pour contrer les idées conservatrices et ultralibérales. Et pour bien montrer son amertume en tant qu’auteur et citoyen il envisage de faire de son film une tragédie, se terminant par le suicide du protagoniste principal.
Le hic, c’est que les assistants en question sont de jeunes crétins qui ignoraient même qu’un parti communiste italien ait pu exister. Dans ces conditions, comment réussir à fédérer l’équipe autour de sa thématique? De toute façon, Giovanni trouve que le tournage vire au cauchemar : l’actrice principale ne tient pas compte de ses directives – et en plus, elle porte des mules, ce qui a le don de l’agacer prodigieusement –, les techniciens râlent, l’accessoiriste s’ingénie constamment à oublier des objets modernes dans le décor des années 1950 – certes l’Italie des années 1950 n’est plus celle des “téléphones blancs”, mais un chargeur de smartphone, n’est-ce pas un peu anachronique ?, les animaux de cirque posent problème et, pour parachever le bazar, le financier français (Mathieu Amalric) semble curieusement absent du plateau, surtout quand il doit sortir le carnet de chèques… De surcroît, la productrice, qui n’est autre que sa compagne Paola (Margherita Buy), passe moins de temps sur son tournage que celui d’un autre cinéaste dont elle a la charge et qui représente tout ce que Giovanni abhorre.
Côté vie professionnelle, ce n’est pas le top. Et côté vie privée, c’est pire. Paola, lassée de ses jérémiades permanentes et de son égocentrisme, a décidé de le quitter. Leur fille aussi s’apprête à quitter le foyer familial. Elle lui a annoncé qu’elle avait un petit ami et que c’était du sérieux, omettant toutefois de préciser à son père l’identité du garçon, qui va fortement le surprendre…
Bref, c’est l’histoire d’une dépression et des tentatives du personnage pour s’en sortir.
Pourquoi on sort de la salle radieux ?
Certes Nanni Moretti a réalisé plusieurs films de pure fiction, de Bianca à Habemus Papam, en passant par La Chambre du fils, mélodrame classique qui lui a valu la Palme d’or en 2001. Et avec Tre piani, en compétition à Cannes en 2021, il avait même, pour la première fois, adapté le texte d’une tierce personne, un roman de l’écrivain israélien Eshkol Nevo. Cependant, le cinéaste italien n’est jamais aussi bon que quand il se lance dans des récits d’inspiration autobiographique, où il se raconte avec humour et intelligence, à la première personne ou par le biais d’un alter-ego – Michele Apicella dans ses premiers films, Giovanni (son vrai prénom) depuis Mia madre – et où il aborde les sujets de société qui lui tiennent à coeur, le plus souvent, les affres d’un cinéma moderne gangréné par la violence et la bêtise et le chaos qui caractérise la vie politique italienne.
Evidemment, le cinéaste, ouvertement de gauche, ronge son frein depuis l’arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni, leader de Frères d’Italie, un parti d’extrême-droite qui a quelques accointances avec le fascisme. Il se désespère de voir la gauche italienne incapable de se mobiliser pour proposer une alternative politique viable. Mais il en a connu d’autres, depuis l’ère Berlusconi jusqu’à la coalition cinq étoiles de Matteo Salvini. Alors, il est un peu désabusé aujourd’hui, en constatant que l’élan populaire d’après-guerre et les utopies des années 1970 se sont fracassés sur l’écueil du libéralisme économique et de la mondialisation.
Il n’est guère optimiste non plus sur l’avenir du cinéma dans ce contexte. Même moins subtils qu’autrefois, les blockbusters américains continuent de dominer le box-office et les jeunes spectateurs boudent de plus en plus les salles pour les plateformes de streaming comme Netflix. D’accord, elles peuvent mettre beaucoup d’argent dans des projets cinématographiques, mais encore faut –il que les réalisateurs respectent leurs règles du jeu. Dans une scène assez irrésistible, Giovanni discute avec les script-doctors de Netflix, qui lui expliquent que son projet n’est pas très bon. Déjà, l’idée du cirque hongrois et les communistes italiens des années 1950, ce n’est guère vendeur. Mais en plus, cela ne va pas dans la construction du scénario : il faudrait des rebondissements toutes les dix minutes pour ne pas perdre le public de la plateforme et surtout, comme lui dit son interlocutrice, “ça manque de moments what the fuck !?!”. C’est sûr que ça ne colle pas du tout avec son cinéma, son style de narration, sa vision même du septième art. Heureusement, le cinéma Art & Essai trouve encore un peu de soutien chez nous, de l’autre côté des Alpes, mais le modèle de financement des oeuvres, surtout du cinéma d’auteur exigeant, est toujours fragile. Le mécène français de Giovanni adore son travail et semble prêt à toutes les folies pour servir sa démarche artistique, mais est-il bien fiable pour autant? S’il le lâchait, qui pourrait prendre le relai? Pas grand monde, sauf peut-être les sud-coréens, dont l’industrie audiovisuelle affiche une santé éclatante. Mais sont-ils vraiment enclins à financer un film sur le communisme italien des années 1950? Pas sûr…
Sans doute apprécieraient-ils davantage le film du cinéaste dont s’occupe Paola, une histoire de règlement de compte entre gangsters, pleine de violence et de haine. Mais là encore, ce n’est pas le genre de film que ferait Giovanni. Il préférerait sans doute mourir que de tourner un truc pareil. Cela le dépasse que le public puisse aller voir ce genre de film. Il ne comprend pas et se retrouve un peu paumé face à ce cinéma “moderne”.
La dépression guette le personnage. Mais Nanni Moretti, lui, ne compte pas se laisser abattre aussi facilement. Il n’a rien perdu son côté rebelle et utilise ses armes pour résister à la bêtise et la violence du monde : l’humour, la fantaisie, la poésie.
Le cinéma d’aujourd’hui l’agace? Qu’à cela ne tienne, il règle ses comptes avec Netflix en démontant leur politique “what the fuck !?!”. Dans une autre scène formidable, Giovanni interrompt longuement le tournage du dernier plan de son confrère – une exécution sommaire filmée en plan rapproché – en expliquant à l’équipe de tournage pourquoi, d’un point de vue éthique, on ne peut permettre de filmer ce plan ultra-violent. Pour étayer ses dires, il appelle un historien du cinéma et même Martin Scorsese en personne, au grand dam des acteurs, obligés d’attendre la fin de cette loooongue démonstration et au désespoir de Paola, lassée de tout ce cinéma, au sens péjoratif du terme. Mais Giovanni/Nanni jubile. Il retrouve un peu de pouvoir, de légitimité.
La vie privée de Giovanni prend l’eau? Rien ne l’empêche de lui donner le pouvoir de se projeter dans le passé pour donner des conseils à la version juvénile de lui-même et l’aider à conquérir le coeur de Paola. Ou de changer de projet de film en cours de route. Basta! avec le tournage de ce film historique, cette actrice forte tête en mules, et ce personnage principal qui va droit au suicide! Pourquoi ne pas réaliser à la place un film romantique et musical s’appuyant sur des chansons de variété italiennes? Il est libre de le faire et ne s’en prive pas. Pas bête : en cas de désenchantement, il suffit de voir la vie “en-chanté”, comme chez Jacques Demy, mais avec un accent italien, per favore!
La vie politique moderne l’horripile? Il se demande ce qui se serait passé si la gauche italienne, en 1956, était restée unie et solidaire? Pourquoi ne pas changer le cours de l’Histoire en plus de celle de l’histoire? Peut-être que le monde serait aujourd’hui plus joyeux, et que les manifestations ressembleraient à cette grande parade qu’il organise en fin de film, avec bon nombre de ses proches collaborateurs. A Silvio Orlando et Margherita Buy, fidèles parmi les fidèles, se joignent Laura Morante, Alba Rohrwacher, Jasmine Trinca, Giulia Lazzarini et quelques autres, venus défiler quelques instants à ses côtés, pour une grande réunion de famille, joyeuse et colorée. Ce défilé évoque le final de Tre Piani et son cortège d’anarchistes dansants, prenant d’assaut les rues de Rome pour une démonstration de force pacifiste.
Avec ce scénario tout en finesse, porté par un humour féroce, qui entremêle éléments autobiographiques et considérations politiques, on pourrait presque penser à une sorte de film-testament. Et la présence de la plupart de ses acteurs-fétiches renforce encore cette impression. Quand le cinéaste lui-même fait un petit salut de la main au spectateur, on se demande s’il s’agit d’un au-revoir ou d’un adieu. Est-ce vraiment l’ultime tour de piste du cirque Moretti, établissement ouvert en 1976? Pour le réalisateur italien, l’envie de quelques rappels est bien là, même s’il est toujours difficile de savoir de quoi demain sera fait. Tant mieux, car il livre ici un nouveau chef d’oeuvre bouillonnant de jeunesse d’esprit, inspiré et inspirant, où les coups de blues se muent en sources de seconde jeunesse.
Contrepoints critiques :
”Moretti opte pour une mise en scène très paresseuse. Il sur-occupe l’écran avec des dialogues qui n’en finissent pas, (…) Dit autrement, Nanni Moretti fait du Nanni Moretti dans toute sa splendeur, ce qui donne l’impression d’un déjà-vu. Le spectateur ressent même la fâcheuse intuition que ce cinéma-là est franchement démodé, qu’il n’intéresse pas les nouvelles générations. En cela, hélas, le projet nourrit ce qu’il dénonce pourtant fortement, à savoir la difficulté de plus en plus forte pour le cinéma d’auteur de trouver son public et de se faire financer.”
(Laurent Cambon – A voir à lire)
”Malgré un scénario trop foisonnant et un peu lâche, on est ému par de très belles idées de mise en scène comme celle où Giovanni souffle les répliques à deux jeunes gens qui se disputent, comme s’il voulait réécrire son propre passé. C’est au fond ce que raconte Vers un avenir radieux, cette foi sans faille dans le cinéma, qui a le pouvoir de réparer les blessures d’amour, de changer le cours de l’histoire, de faire marcher des éléphants en plein cœur de Rome.”
(Sophie Joubert – L’Humanité)
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