Cette fois-ci, ça y est. Le jury présidé par Ruben Östlund a vu l’intégralité des films en compétition officielle et va pouvoir délibérer pour choisir qui primer lors de la cérémonie de clôture et à qui donner la précieuse Palme d’Or. Comme à notre habitude, nous nous garderons bien de faire des pronostics car ce genre de choses dépend tellement des goûts des jurés et de la façon dont se déroulent les tractations, pour défendre tel film ou écarter tel autre, qu’il est bien difficile de savoir qui sera distingué. C’est encore plus vrai cette année, vu le niveau et les grandes différences entre les films. Le jury primera-t-il un film de fiction ou saluera-t-il le retour du documentaire? Ira-t-il vers un dispositif brillant et radical, un cinéma d’auteur pur et dur, une mise en scène chatoyante ou au contraire classique, pour ne pas dire austère? Privilégiera-t-il l’humour, la poésie, le drame? Verdict imminent…
Il restait deux films à présenter en compétition officielle.
Nous avons vu La Chimère d’Alice Rohrwacher, qui s’intéresse à une bande de pilleurs de tombes étrusques.
L’intrigue se déroule à priori dans les années 1980, dans un village au bord de la Mer Tyrrhénienne. Arthur (Josh O’Connor) y revient après plusieurs années passées loin de ses amis. Dans le train, plusieurs personnes essaient de lui poser des questions sur ses origines, intriguées par son drôle de billet de train et sa personnalité. On ne sait pas vraiment d’où il vient. D’un pays étranger? Probable, vu qu’il parle anglais et ne baragouine qu’un peu d’italien. D’un hôpital? Possible aussi, car sa toux laisse à penser qu’il souffre ou a souffert d’une sale maladie. De prison? C’est fort possible aussi, car comme on le découvre plus tard, il possède un don pour repérer les tombeaux étrusques, et ses camarades l’utilisent à des fins illégales. Les “anciens” du village, par superstition, n’avaient jamais osé s’aventurer sur le territoire des morts. Les plus jeunes, eux, se disent qu’ils n’ont rien à perdre. La crise est passée par là et ils n’ont pas envie de s’user à travailler la terre pour y faire pousser des céréales ou des légumes alors que des trésors pourraient y être cachés. Alors ils cherchent des tombeaux et y pénètrent pour voler bijoux, objets et statues.
On peut supposer qu’à un moment donné, Arthur s’est fait pincer par la police et a été condamné à quelques années de prison.S’il revient dans ce village toscan, ce n’est pas pour se remettre à piller. Il tente d’ailleurs d’éviter ses anciens camarades et file directement dans la belle demeure de Flora (Isabella Rossellini) pour y retrouver la fille de celle-ci, Beniamina, dont il était follement amoureux. Mais la jeune fille n’est plus là, probablement décédée. Arthur finit par se laisser à nouveau embringuer dans le pillage de tombes, plus pour partir à la recherche de son amour perdu que pour les trésors qu’elles contiennent.
Si la trame pourrait être celle d’un polar, ce n’est clairement pas ce qui intéresse Alice Rohrwacher. La cinéaste montre la coexistence de plusieurs mondes au sein d’un même microcosme : une époque antique fastueuse dont trouve encore les traces du raffinement et une époque moderne plus difficile, où les paysans ont du mal à survivre, une classé plus aisée, symbolisé par la châtelaine jouée par Isabella Rossellini, et des “petites gens”, une jeunesse audacieuse et des “anciens” plus sages, un monde aérien et un monde souterrain… Elle oppose un monde matérialiste, symbolisé par, non pas les pillards, qui poursuivent la chimère d’un avenir meilleur grâce aux trésors trouvés, mais par des trafiquants de vestiges antiques tels que Spartaco (Alba Rohrwacher) qui revendent les statues antiques pour des millions, à un monde plus spirituel, dans lequel Arthur veut retrouver sa bien-aimée. On est plus dans le registre de la fable, comme Heureux comme Lazzaro, son précédent long-métrage, qui lui permet de saisir autant l’âme d’un territoire, la Toscane profonde, que de parler des problèmes du monde. Il s’agit d’un beau film, bien qu’un peu rugueux et avare en émotions.
En revanche, nous devrons attendre un peu avant de rattraper The Old oak de Ken Loach. On ne sait pas si la personne en charge du planning des projections cette année était aussi en charge de la sélection des cocktails alcoolisés pour les nombreuses soirées cannoises ou s’il a été frappé par la malédiction de la momie en chassant des trésors cinéphiles, mais il ne semble pas avoir constaté que de nombreuses séances de presse se chevauchaient. A moins d’avoir le don d’ubiquité ou de partir avant la fin des films, c’est compliqué… Heureusement, certaines séances du lendemain permettent de rattraper le coup, mais cela implique parfois de sacrifier d’autres séances qui auraient permis de découvrir des films dans d’autres sections… Dommage.
En revanche, nous avons vu L’Abbé Pierre, une vie de combats le biopic sur le fondateur des Chiffonniers d’Emmaüs, réalisé par Frédéric Tellier.
Malgré la performance de Benjamin Lavernhe, qui a beaucoup travaillé le phrasé et la gestuelle pour devenir à l’écran Henri Grouès, plus connu sous le nom de l’Abbé Pierre, et malgré toute la sympathie que l’on peut avoir pour le combat, plus que jamais d’actualité, hélas, que menait l’homme contre la misère, le manque de logements et de nourriture, le film ne nous a pas transportés autant qu’on l’aurait souhaité.
Peut-être parce que le décalage est trop important entre ce que représentait l’Abbé Pierre, fils d’une famille bourgeoise qui s’est défait de tous ses biens pour se mettre au service des plus pauvres, et la mise en scène trop ample de Frédéric Tellier, qui utilise de beaux mouvements de caméra, de grands plans aériens, pour fabriquer de jolies images. Si, comme le chantait Aznavour, la misère est moins pénible au soleil, elle s’accommode moins des feux des projecteurs de cinéma. Peut-être qu’une mise en scène plus épurée, façon Bresson ou Skolimowski, comme dans EO l’an passé, aurait mieux convenu.
Par ailleurs, ajouter du mélo sur des drames humains bien réels n’est pas la meilleure des idées, surtout en utilisant une musique envahissante et larmoyante pour surligner chaque scène.
Le film présente toutefois l’intérêt de parler de l’homme derrière l’icône, en évoquant ses jeunes années, son parcours en temps de guerre et son engagement politique, bien avant son implication dans le combat contre la pauvreté et la pénurie de logements. Et peut-être le film donnera-t-il à certains jeunes spectateurs l’envie de reprendre le flambeau, car avec un fossé qui se creuse de plus en plus entre une poignée de nantis et les plus précaires, la lutte contre la misère et l’exclusion n’a jamais été aussi nécessaire.
Et ce combat doit être mondialisé. L’Abbé Pierre l’avait compris bien avant d’autres, en participant à d’autres combats en faveur des miséreux, des mal-nourris et mal-logés, un peu partout dans le monde, et oeuvré pour que la France soit plus hospitalière envers les réfugiés venus des zones les plus pauvres de la planète.
Ken Loach partage cette conviction, puisque son nouveau film, justement, semble traiter de l’accueil de migrants syriens dans une ville d’Angleterre socialement dévastée depuis la fermeture des mines voisines.
Un monde plus juste et plus équitable est-il une possibilité ou une chimère? En tout cas, le combat mérite d’être mené et le Festival de Cannes, qui a constamment l’oeil rivé sur les problèmes du Monde, n’hésite pas à le promouvoir, encore pour quelques heures.
Car l’édition 2023 touche à sa fin. C’est déjà terminé dans toutes les sections parallèles.
La Quinzaine des Cinéastes a fermé ses portes. S’il ne s’agit pas d’une section compétitive, ses partenaires remettent traditionnellement des prix aux oeuvres qui les ont le plus séduit. Creatura d’Elena Martin remporte le Prix Label Europa Cinema tandis que la SACD a choisi de récompenser Un prince, de Pierre Creton.
A Un Certain Regard, il y a un jury pour départager les films présentés. Cette année, c’est John C. Reilly qui en avait la charge et lui et ses acolytes ont choisi de remettre six prix, dont les intitulés singuliers reflètent une certaine vision du cinéma.
Augure du belgo-congolais Baloji remporte le prix de la “Nouvelle Voix”.
L’équipe du film Crowra, la fleur de buriti reçoit un prix “Ensemble”, soutenant aussi bien l’équipe technique que l’équipe artistique, aussi bien le film que le combat porté par le peuple Kraho.
Goodbye Julia, du soudanais Mohamed Kordofani, est récompensé du prix “Liberté”.
Asmae El Moudir qui, dans son film, La mère de tous les mensonges, était désignée par sa grand-mère comme une “journaliste”, le terme “réalisatrice” étant impur à ses yeux, prend une belle revanche en obtenant un Prix de la mise en scène lui permettant d’être adoubée par le monde du cinéma et le plus prestigieux festival du monde.
Les Meutes de Kamal Larzaq complète le triomphe du cinéma africain en remportant le Prix du Jury.
Mais c’est How to have sex de Molly Manning Walker qui gagne le Grand Prix Un Certain Regard et la remise de la récompense restera probablement dans les annales de la salle Debussy. Durant de la cérémonie, la réalisatrice aurait dû être dans la salle avec les autres équipes de film, mais elle a été retardée à Rome, a raté son avion et a dû en prendre un autre, qui a lui aussi pris du retard, puis elle a sauté dans un taxi qui a été pris dans les bouchons, si bien qu’elle était encore en route, à quelques kilomètres du palais, quand John C.Reilly a annoncé son nom. La productrice a dit quelques mots, mais la cinéaste n’apparaissait toujours pas, alors John C. Reilly a joué le parfait maître de cérémonie en chantant une petite chanson, puis une autre, avant que n’arrive en courant Molly Manning Walker, en short/baskets et débardeur vert fluo, (le protocole cannois en a pris un coup…), pour enfin profiter de son triomphe.
C’est ensuite Alex Lutz qui est venu sur scène, accompagné de Karin Viard, pour présenter Une nuit, son nouveau long-métrage.
Comme le titre l’indique, le récit se déroule le temps d’une nuit, d’une escapade romantique entre Aymeric et Nathalie. Pourtant, leur rencontre, dans un métro bondé, n’a pas été un coup de foudre, loin de là. Au contraire, elle a provoqué des étincelle. Aymeric a reproché à Nathalie de lui avoir foncé dessus sans s’excuser. Elle lui répond d’un ton sec et la dispute s’envenime sous le regard amusé de toute la rame. Mais quelques instants plus tard, leur inimitié se transforme en étreinte rapide dans un photomaton et ils décident, avant de se quitter pour toujours, de passer un peu de temps ensemble. Ils s’incrustent à une soirée étudiante, flânent dans des lieux insolites, font de curieuses rencontres. Il ne se passe pas grand chose, mais ils profitent du moment, parlent beaucoup et font le point sur leurs vie respectives. Même si on devine assez vite le fin mot de l’histoire, on se laisse séduire par la tonalité douce-amère du film et la belle complicité du duo d’acteurs. Un beau moyen de boucler en beauté cette section cannoise.
Mais le soir attendu, c’est évidemment celui de la cérémonie de clôture officielle. Les festivaliers pourront découvrir Elémentaire, le nouveau film d’animation des studios Pixar, avant de dire au revoir à la Croisette.
Au revoir et merci, puisque, quoi qu’il arrive, la programmation de ce 76ème festival aura été globalement de très belle facture.
A demain pour la fin de ces chroniques cannoises.
Crédits photos : Photo © Jack Garofalo/Paris Match/Scoop – Création graphique © Hartland Villa – Visuels fournis par le service presse du Festival de Cannes