Le Festival de Cannes a célébré son 75ème anniversaire lors d’une grande soirée commençant avec la projection du nouveau long-métrage de Louis Garrel, L’Innocent, et se terminant par un grand dîner d’anniversaire auquel seuls quelques privilégiés ont pu assister.
Précisons le tout de suite, nous n’en faisions pas partie. Nous n’avons pas été invités à la projection, pas plus que la grande majorité des journalistes, priés de découvrir le film le lendemain matin, en séance de presse. Et nous n’avons donc pas pu souhaiter à notre vieil ami un excellent 75ème anniversaire. C’est assez dommage, mais bon, c’est ainsi. Sur la Croisette, il y a des évènements qui ne sont réservés qu’aux VIP, ceux qui ont reçu leur visa pour assister aux soirées de gala et dîners officiels. Les autres festivaliers peuvent se rabattre sur les autres salles de projection, avec plus ou moins de réussite. Mais là encore, il faut un billet, ce qui n’est pas donné à tout le monde. On trouve donc encore, aux abords du palais, un certain nombre de “sans-papiers” en train de mendier des invitations, pour participer eux aussi à la fête.
Peut-être qu’un jour, les frères Dardenne feront un film sur eux. Ils ont l’habitude de traquer toute la misère du monde et de la déverser à intervalles réguliers sur le grand écran du théâtre Lumière. Alors un film sur les “damnés des marches” et les “forçats du tapis rouge” projeté devant les nantis, ce serait assez cocasse, non?
En attendant, les deux frères ont proposé aux festivaliers Tori & Lokita, qui suit les malheurs de deux migrants africains en Belgique. Beaucoup les voient remporter une troisième Palme d’Or, ce qui constituerait un record absolu. Avec un jury ayant affiché une volonté de primer le cinéma social, c’est tout à fait possible. Pour nous, ce serait immérité. Certes, sur la forme, le film est réussi, en s’appuyant sur la même recette que leurs oeuvres précédentes. Et on peut saluer l’intention de chercher à mettre en lumière les invisibles, ceux qui dérangent les consciences. Mais les cinéastes belges se reposent un peu trop sur leurs lauriers. ils ne prennent aucun risque, ne proposent rien de nouveau. Leurs films sont devenus des caricatures de leur cinéma, misérabiliste et moralisateur. Ils doivent utiliser une machine à scénario automatique, comme celle que des humoristes – peut-être les Guignols de Canal +, avaient inventé, il y a quelques années pour brocarder les scénarii des productions de Luc Besson. C’est l’histoire d’un migrant [préciser l’origine]/ouvrier/chômeur/dealer qui souffre car il se fait exploiter/humilier/arnaquer/assassiner… Ou alors, leur cinéma n’est plus qu’un happening conceptuel comme le pense un cinéphile sur Twitter “Si les frères Dardenne continuent encore à réduire de manière aussi mécanique leur cinéma à son essence, leur prochain film l’année prochaine sera une toute petite salle à Cannes où le spectateur entre, se fait gifler, et repart”. (merci @7MinDe Reflexion). En tout cas, pour nous, la Palme d’Or, c’est non! [Lire notre critique]
Sinon, pour se faire inviter, il y a aussi l’option mafieuse. Avoir un ami capable de faire à Pierre Lescure “une offre qu’il ne peut pas refuser”, c’est bien pratique. Mais c’est à double tranchant. Dans Nostalgia de Mario Martone, en compétition officielle, Felice (Pierfrancesco Favino) revient dans sa ville natale, Naples, qu’il a quitté il y a quarante ans, lorsqu’il était adolescent. Il retrouve sa mère, l’immeuble de son enfance et des paysages qui ravivent de profonds souvenirs. A un moment donné, il se rappelle aussi de son meilleur ami et part à sa recherche. Il découvre que celui-ci, autrefois un petit voyou turbulent, est désormais l’un des truands les plus violents de la ville, mais il s’obstine à vouloir le retrouver, aveuglé par sa nostalgie. Et probablement la nécessité d’être invité au dîner d’anniversaire du festival, parce qu’enchaîner les projections, ça creuse… Tout le monde ne peut pas se contenter, comme chez Cronenberg, d’une poubelle en plastique en guise de dîner.
A défaut, les festivaliers mangent du film. Ils se rassasient d’amuse-bouches raffinés composés par des chefs plus ou moins étoilés, d’oeuvres copieuses, importantes, qui nourrissent l’âme et l’esprit ou, parfois, de long-métrages un peu plus lourds, en mode fast-food, un peu indigestes. De façon assez curieuse, The Silent twins, d’Agnieszka Smoczyńska, biopic retraçant l’incroyable histoire des soeurs Gibbons, est un peu tout cela à la fois.
Le générique, hyper original, est une entrée en matière rafraîchissante. Les deux jeunes actrices présentent le casting, en voix-off, sur fond d’images entremêlant animation classique et stop-motion. Ce genre de séquences animées, faisant intervenir d’émouvantes poupées en laine (dont le dalmatien Bobby, qui mériterait la Palme Dog, même s’il n’est que chiffon), rythme l’ensemble du film et se picore avec délectation.
Pour le plat de résistance, il y a une mise en scène intelligente, avec des plans sublimement composés, faussement symétriques. La caméra est toujours légèrement inclinée dans un sens ou un autre, trahissant le déséquilibre psychologique qui frappait les deux jumelles. Très jeunes, ces deux soeurs, nées dans une famille originaire de La Barbade, mais installée au Pays de Galles, se sont repliées sur elles-mêmes et murées dans le silence, refusant de communiquer avec le monde extérieur. Mais entre elles, dans leur chambre, elles échangeaient énormément. Elles inventaient des histoires complexes, les enregistraient ou les couchaient sur papier dans l’espoir de les faire publier. Mais, le succès n’étant pas au rendez-vous, elles ont sombré dans l’alcool, la drogue et la délinquance, avant d’être internées en hôpital psychiatrique. Elles avaient une forme d’emprise l’une sur l’autre, se haïssaient parfois, mais ne supportaient pas d’être séparées l’une de l’autre. pouvaient pas se quitter.
La scène de l’incendie, moment-charnière de leur existence, est assurément un flamboyant morceau de cinéma, plein d’inventivité et de puissance évocatrice, qui a bien calé tous les gourmets de 7ème Art.
Le problème, c’est que toute l’oeuvre évolue sur cette même tonalité étrange, où le récit, plutôt sordide, est constamment esthétisé. Cela finit par donner à ce biopic un côté factice, trop fabriqué pour être honnête, qui nous rester un peu sur l’estomac.
Mais on se remettra bien vite pour les jours de projection restants, avec quelques gros morceaux à venir (de durée imposante, en tout cas).