Alors qu’il accompagne sa mère pour voir Serge, son grand-père en fin de vie, un adolescent, Valentin, est attiré par un croquis, le portrait terrifiant d’un homme en train de mourir. Le grand-père trouve un peu de forces pour raconter à son petit-fils l’histoire de ce dessin, sa propre histoire et celle de Josep Bartoli.
Tout commence en février 1939. La guerre civile espagnole, démarrée en 1936, est sur le point de s’achever sur la victoire des loyalistes et l’instauration de la dictature franquiste. Les Républicains cherchent à fuir le pays et passent les Pyrénées pour demander l’asile à la France. Mais la situation a changé. Le Front Populaire de Léon Blum était plutôt proche de leurs idéaux (1) mais il a perdu le pouvoir en 1938. La Seconde Guerre Mondiale approche à grands pas et les idées nationalistes et xénophobes, déjà bien ancrées en Allemagne, en Italie et en Espagne, trouvent aussi un écho en France. Le gouvernement français et les habitants du sud de la France ne voient pas d’un très bon oeil l’arrivée massive de ces réfugiés espagnols sans le sou, porteurs de maladies, de parasites et d’idéologie communiste ou anarchiste. Aussi, les migrants sont parqués dans des “camps d’internement”(2)(3), dans des conditions indignes. Ils dorment à même le sol, sur des terrains entourés de barbelés, subissent le froid, la faim et les brimades de certains de leurs gardiens, des gendarmes abusant de leur petit pouvoir et laissant s’exprimer leurs plus bas instincts. Heureusement, dans cet enfer, tout espoir n’est pas perdu. L’un des gendarmes se montre un peu plus sensible que ses confrères, et essaie tant bien que mal d’aider les réfugiés à supporter la situation. Voyant que l’un d’entre eux, Josep, passe le temps à dessiner sur le sol, il lui fournit en cachette un crayon et des feuilles de papier. Bartoli va ainsi pouvoir restituer, avec son trait singulier, les scènes du quotidien dans le camp, la barbarie de ses geôliers, les souffrances des camarades qui l’entourent, et leurs histoires déchirantes, qui, plus tard, après la fuite du dessinateur, seront exposées, puis réunies dans un ouvrage terrifiant (4).
Une vraie histoire d’amitié se noue entre Josep et le gendarme, qui va tout faire pour essayer de retrouver la trace de la femme de l’artiste, disparue peu de temps avant son arrivée au camp. Il aidera aussi Josep à échapper à la gestapo, après la capitulation française, lui permettant de fuir au Mexique, puis aux Etats-Unis, et de devenir enfin un artiste reconnu.
Pour raconter la vie du dessinateur catalan, qui a utilisé son art, toute sa vie durant, pour s’exprimer, dénoncer les idées fascistes, témoigner de la barbarie humaine, la forme du film d’animation classique est apparue comme une évidence. Mais encore fallait-il un artiste capable de fondre son univers avec celui de Bartoli, ou plutôt ses univers, car celui-ci a beaucoup évolué au fil des époques. Aurel, dessinateur de presse pour “Le Monde” et “Le Canard enchaîné”, a choisi de relever ce défi de taille, malgré son manque d’expérience dans le domaine (5), et le résultat est assez extraordinaire.
Il s’inspire souvent du trait abrupt des dessins de Bartoli pour dépeindre le quotidien dans ces camps de concentration, pénible autant pour les détenus que pour les tirailleurs sénégalais venus ici pour les surveiller ou les gendarmes qui n’adhéraient pas aux méthodes dégradantes de leurs collègues. L’image est dans des dominantes sépia, noires et grises, avec juste quelques touches de couleur, souvent du rouge (6) Puis le dessin se remplume un peu, se fait à la brosse plutôt qu’au crayon, retrouve de la rondeur et reprend des couleurs à mesure que la santé de Josep s’améliore, par exemple lorsque les réfugiés quittent provisoirement le camp pour travailler dans les champs, près de fermiers un peu plus accueillants que leurs geôliers.
Ce style est encore plus marqué lors des retrouvailles entre Josep et Serge, au Mexique. A cette époque, l’artiste est l’amant de Frida Kahlo, et leur passion se teinte des couleurs vives que l’artiste-peintre mexicaine utilisait pour peindre ses toiles. Dans l’une des belles scènes du film, Frida, Serge et Josep repeignent d’ailleurs ensemble une maison grise avec des couleurs vives, une façon de tourner la page d’un passé déprimant, de remettre de la vie et de la couleur dans un monde qui en a bien besoin.
La partie “new-yorkaise” montrant un Bartoli vieillissant en train de peindre un autoportrait abstrait est presque entièrement peinte, avec des couleurs évoquant celles des toiles de Rothko ou Kline, que le peintre catalan a fréquentés.
Enfin, le trait se fait plus épuré, les couleurs plus pastel pour la partie contemporaine, qui ressemble plus à un dessin animé moderne, mixant l’animation avec des parties réelles – les pare-brises des voitures, par exemple.
Une façon de montrer que si le style graphique peut évoluer, le dessin sert et servira toujours à défendre des idées, porter des valeurs, témoigner de la réalité d’une époque ou aider l’esprit à fuguer vers des horizons plus cléments.
C’est d’ailleurs l’autre grande idée du film : faire raconter cette histoire par le prisme d’un vieillard en fin de vie à un adolescent doué pour le dessin, mais peu en phase avec le monde environnant. Ce récit est lacunaire, parfois imprécis, car il est raconté par un vieil homme qui a tendance à perdre un peu la mémoire. Certains épisodes sont peut-être enjolivés par le grand-père pour impressionner son petit-fils – et cacher la honte d’avoir été contraint à collaborer avec l’occupant nazi – soit inspirés par les éléments du décor. Mais le fond est bien réel, et justement, le portrait de l’homme agonisant dans les camps est là pour témoigner. Aux soubresauts de la mémoire de Serge répond le côté saccadé de l’animation. Mais ce choix de mise en scène cherche surtout à retrouver l’esprit des croquis de Bartoli dans les camps de concentration. Elle trahit une certaine urgence à capter la réalité, à la raconter avant qu’il ne soit trop tard. Le grand-père veut avant tout transmettre ses valeurs à son petit-fils, l’inviter à prendre le relai et combattre à son tour l’intolérance, les idées fascistes et la barbarie, faire sien le mot d’ordre des Républicains espagnols “¡No pasarán!”. Les histoires, la tradition orale, sert avant tout à cela, à aider les générations futures à mieux appréhender le passé et éviter de recommettre les mêmes erreurs.
C’est là que la démarche d’Aurel et de son scénariste Jean-Louis Milesi, prend tout son sens. S’ils ont souhaité rendre hommage à un immense artiste et un grand militant humaniste, ils entendent surtout faire passer au spectateur un message politique, l’invitant à réfléchir au monde qui l’entoure et à la résurgence des mouvements fascistes un peu partout en Europe. L’intolérance de certains vis-à-vis des étrangers, des réfugiés venus de Syrie ou d’Afrique, ou de communautés religieuses doit nous alerter, tout comme les scores élevés des partis nationalistes aux élections. Les artistes, et notamment les dessinateurs, doivent continuer de s’engager, de dénoncer les injustices et les problèmes du monde, mais les peuples doivent aussi rester vigilants et mobilisés face aux menaces qui pèsent sur nos sociétés.
Pour un coup d’essai, c’est un coup de maître. Ce joyau aurait grandement mérité l’écrin d’une projection cannoise (7). Espérons qu’il pourra toucher un large public en cette rentrée cinématographique 2020.
(1) : Léon Blum était partisan d’une intervention de la France en faveur des Républicains espagnols, mais il avait du renoncer suite aux protestations des élus de droite, peu enclins à soutenir militairement des militants communistes. La France avait donc choisi de ne pas intervenir dans ce conflit, comme les Britanniques, alors que l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste ont soutenu les troupes de Franco.
(2) : A l’époque, on utilisait le terme “camp de concentration”, qui est aujourd’hui associé aux camps allemands de la Seconde Guerre Mondiale.
(3) : Le film est financé en partie par le Mémorial du Camp de Rivesaltes (http://www.memorialcamprivesaltes.eu/)
(4) : “La Retirada” de Josep Bartoli et Laurence Garcia – éd. Actes Sud BD
(5) : Si ce n’est la coréalisation d’un formidable court-métrage, Octobre noir, très intense politiquement et humainement.
(6) : Le procédé ressemble à celui utilisé par Spielberg dans La Liste de Schindler, mais ici Aurel donne de la couleur à ce qui peut s’apparenter à du positif, de l’espoir : une machine à écrire, un crayon, les chapeaux des tirailleurs, un feu réchauffant les réfugiés…
(7) : Le film fait partie de la sélection officielle Cannes 2020, dont l’édition n’a pu se tenir. Il était également sélectionné par le Festival d’Annecy et est actuellement en compétition au FIFF de Namur.
Crédits photos : Les Films d’ici Méditerranée
Josep
Josep
Réalisateur : Aurel
Avec les voix de : Sergi Lopez, Gérard Hernandez, Bruno Solo, David Marsais, Valérie Lemercier, Thomas VdB, François Morel, Alain Cauchy, Silvia Pérez Cruz, Sophia Aram
Origine : France, Espagne, Belgique
Genre : Dessin animé et Devoir de mémoire
Durée : 75 mn
Date de sortie France : 30/09/2020
Contrepoint critique :
”Le film est splendide, non seulement parce qu’il prend le parti de la complexité jusque dans le trait, à la fois esquissé et ardent, mais aussi car il ressuscite une époque par le truchement d’une rencontre: celle d’un gamin d’aujourd’hui avec son grand-père.”
(Sophie Avon – Sud Ouest)
”Le récit construit en flash-back brouille tant et si bien les spectateurs qu’on peine à suivre le destin du héros. Sans oublier l’animation qui rejette également volontairement la fluidité pour soi-disant valoriser le dessin pur. Alors un invité surprise fait son apparition dans la salle… L’ennui.”
(Olivier Delcroix – Le Figaro)