Alors que le Festival de Cannes 2017 arrive à mi-parcours, il est temps de faire le point sur les thèmes centraux de cette 70ème édition. Ce n’est pas bien compliqué. La plupart des oeuvres traitent du délitement progressif d’un milieu bourgeois, une élite sociale aveugle et sourde aux problèmes du monde qui les entoure, crevant de son égoïsme, de son inertie et de son repli sur soi.
Pour les oeuvres créées dans les pays de l’Union européenne, c’est encore plus précis. Le microcosme en question se retrouve confronté à des questions d’une actualité brûlante : crise des migrants, crise économique globalisée, plans d’austérité et montée du chômage, rejet du grand rêve européen et montée des mouvements nationalistes et souverainistes…
Ceci étant posé, devinez de quoi parlaient les deux films présentés aujourd’hui en compétition officielle, Happy end de l’autrichien Michael Haneke, et Mise à mort du cerf sacré, du grec Yorgos Lanthimos?
Gagné : de l’implosion de familles bourgeoises, victimes de leur incapacité à veiller les uns sur les autres ou à s’ouvrir aux autres.
Alors que certains reprochent fréquemment aux cinéastes de ne pas se renouveler, ce n’est pas le cas de Michael Haneke. Avec Happy end, il prend le contre-pied total de son précédent long-métrage, dont il constitue la suite, à sa façon. Amour, était un drame intimiste, un film austère et funèbre, plongé la plupart du temps dans l’obscurité, mais conclut de façon lumineuse, par un acte certes brutal, mais constituant un sublime sacrifice, une preuve d’amour ultime. Happy end ressemble plutôt à une oeuvre légère, une comédie baignée de lumière, mais qui dépasse vite ce simple cadre pour se muer en une fable politique féroce, captant parfaitement l’air du temps et la morosité ambiante, à laquelle les puissants, symbolisés par cette famille bourgeoise, restent parfaitement insensibles.
Le cinéaste autrichien dépeint un microcosme dont les membres ne se comprennent pas, ne s’apprécient pas, ne veillent pas vraiment les uns sur les autres, mais sont obligés de cohabiter pour sauver les apparences, notamment pour continuer de faire des affaires. Toute ressemblance avec les pays de l’Union Européenne n’est pas fortuite. Les acteurs qui incarnent les membres de cette famille recomposée – ou décomposée – sont français, belges, allemands, britanniques… Une vraie auberge espagnole, représentative de l’état de l’union, où les pays défendent leurs intérêts individuels à travers les intérêts collectifs.
Installée à Calais, cette famille bourgeoise est évidemment confrontée à la question des migrants. Les personnages ont sous leur nez tous les réfugiés désireux de traverser la Manche pour rejoindre la Grande-Bretagne. Mais cela ne semble guère les émouvoir. Ils ne se sentent pas concernés. Sans doute estiment-ils en avoir déjà fait beaucoup en engageant un couple de marocains en tant que domestiques…
Toute ressemblance avec les pays de l’Union Européenne n’est pas fortuite. Nous laissons entrer les migrants, nous les parquons dans des camps d’accueil insalubres, et nous ne faisons plus grand chose pour eux, laissant à leur pays d’accueil le soin de s’en débrouiller. Ce qui est valable pour la jungle de Calais l’est aussi pour l’île de Lampedusa ou les camps à la frontière serbo-hongroise. Il manque une vraie vision gobale, une politique commune forte et régie par le bon sens.
Ces bourgeois ne se sentent pas concernés non plus par les conditions de sécurité de leurs employés. Quand un incident bête provoque un glissement de terrain sur le chantier dont s’occupe l’entreprise familiale, les dirigeants essaient de se dédouaner de toute responsabilité dans l’incident. Après une période de flottement face aux inspecteurs du travail, ils ajustent leur communication, un laïus politiquement correct, prennent les décisions pour assurer la pérennité de l’entreprise, quitte à sacrifier le maillon faible de l’organisation, et mettent en branle la grosse machinerie judiciaire qui va leur permettre de se sortir sans trop de problème de ce mauvais pas. La forme prime sur le fond, la communication prend le pas sur les éléments du dossier. Cela ne règle en rien les problèmes, mais au moins l’image de marque, la réputation de la famille, est sauve. Là encore, toute référence avec les pays de l’Union Européenne n’est pas fortuite. C’est ainsi que sont gérées la plupart des crises européennes. On met au pas les pays qui ont transgressé les règles, mais on ne résout jamais le problème de fond. La gestion de la crise économique grecque en est le parfait exemple.
L’ensemble du film est du même calibre, chaque plan présentant une vision de l’humanité assez misanthrope, en phase avec le pessimisme ambiant qui gagne tous les pays européens. La forme du film se veut aussi ancrée dans un contexte contemporain, alternant des plans de cinéma classiques avec des images tournées au téléphones mobiles, des captures d’écrans de SMS ou de messages instantanés sur Messenger.Et la séquence que d’aucuns ont appelé “la scène de karaoké la plus déprimante de l’histoire du cinéma”, sur le “Chandelier” de Sia, participent aussi à cet ancrage dans la réalité du monde d’aujourd’hui.
Contrairement à ce que pensent certains confrères, Happy end porte clairement la patte de Michael Haneke. On retrouve sa façon de filmer les êtres et les situations à bonne distance, avec une sens du cadre d’une rigueur extrême, son humour grinçant, sa façon d’expérimenter de nouvelles voies narratives. L’utilisation des SMS et de la caméra du téléphone mobile n’est pas un effet de mode, mais le prolongement du travail initié il y a plus de vingt-cinq ans sur Benny’s video. Et surtout, on retrouve clairement les grands thèmes de ses oeuvres, explorant les failles de l’âme humaine, que ce soit d’un point de vue individuel ou collectif.
On ne comprend pas trop l’acharnement critique dont le film a été victime, après les projections presse. On peut bien sûr trouver Happy end moins fort ou moins abouti que d’autres oeuvres du cinéaste, moins choquante qu’un Funny Games ou formellement moins sublime que Le Ruban blanc. Les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas. Mais Haneke n’a pas perdu tout son talent d’un seul coup. Il n’est pas devenu le réalisateur de seconde zone que certains ont voulu lyncher illico presto sur la place publique… C’est un phénomène récurrent sur La Croisette. Tous les ans, un réalisateur attendu – trop, peut-être – se fait dézinguer par les critiques. L’an dernier, Nicolas Winding Refn et Xavier Dolan en ont fait les frais. Sean Penn aussi, mais parce qu’objectivement, son film était raté. David Lynch aussi, en 1991, pour Twin Peaks, Fire walk with me. Et aujourd’hui, nombreux sont les festivaliers prêts à se damner pour assister à la projection des nouveaux épisodes de sa série-culte…
Mise à mort du Cerf sacré de Yorgos Lanthimos, obéit un peu à la même logique que Happy end, même s’il est formellement très différent, et s’inscrit dans le prolongement de Canine, le film qui avait fait connaître le cinéaste sur la Croisette, en 2009.
Lanthimos filme l’explosion d’une cellule familiale bourgeoise contaminée par un corps étranger. En l’occurrence un adolescent mystérieux (Barry Keoghan), de condition plus modeste, dont l’irruption au sein de la famille provoque de curieux symptômes psychosomatiques chez le fils cadet, puis la fille aînée, et détruit à petit feu le père et la mère (Colin Farrel et Nicole Kidman). Un remède existe. Il exige le sacrifice d’un membre de la famille pour sauver les trois autres. Mais qui va accepter de s’effacer pour le bien de la collectivité ? Comment choisir celui ou celle qui va devoir servir de victime expiatoire ? Sur quels critères ?
Là encore, il est question d’une opposition entre la liberté individuelle et les contraintes nécessaires à la vie en société, des responsabilités à assumer pour garantir l’intérêt collectif.
Le titre et la structure narrative évoque une tragédie grecque antique, “Iphigénie à Aulis” d’Euclide, dans laquelle Iphigénie, fille d’Agamemnon, devait être sacrifiée pour apaiser les dieux et faire cesser des guerres dévastatrices. La légende veut qu’au moment où la jeune femme devait être tuée de la main de son père, la déesse Artémis lui a substitué une biche.
Mais la nationalité du cinéaste et les récents déboires économiques de son pays évoquent, eux, une tragédie grecque moderne. Celle d’un petit pays sacrifié pour l’intérêt de la zone euro et les intérêts des grands groupes financiers européens. Et dans ce monde bassement matérialiste, il est peu probable qu’un dieu ou une déesse se manifeste pour remplacer la victime désignée par un cerf sacré ou une poule aux oeufs d’or…
Le film se veut assez pessimiste et sombre. Avant même de tomber malades, ses personnages sont déjà morts. Les adultes sont vides, inexpressifs, rongés par l’ennui, les remords, les secrets, les frustrations. Les enfants sont obligés de suivre le chemin que leurs parents ont tracé pour eux, enfermés dans une logique de réussite à tout prix. Ils errent dans la propriété familiale comme des zombies, agissant mécaniquement, dans le respect des conventions bourgeoises. Finalement, les évènements vont les obliger à se remettre en question et à mesurer la chance qu’ils ont d’être riches et bien-portants.
Formellement, le cinéaste grec lorgne du côté des codes du cinéma d’horreur. Sa caméra suit les personnages comme dans un film fantastique, telle une menace indicible se rapprochant inexorablement d’eux.
Il multiplie les plans en plongée ou en contre-plongée, selon des angles improbables, accentuant le sentiment d’oppression et de danger imminent.
Là aussi, le film divise les festivaliers. Mais c’était déjà le cas de Canine et de The Lobster, qui avaient tous deux été primés à Cannes…
Chez Hong Sang-soo, il n’est pas question ni du déclin de la bourgeoisie, ni de politique européenne, ni de drames familiaux complexes. Non, comme d’habitude, il s’agit d’un petit film intimiste, articulé autour des amours compliquées d’un homme (d’habitude, un cinéaste, mais ici, pour changer, un éditeur de livres), tiraillé entre son épouse et sa maîtresse. Comme dans Claire’s camera présenté hier, hors compétition, ou dans On the beach at night alone, présenté à Berlin en février dernier.
Dans Le Jour d’après, il y a une petite variante. Le personnage féminin principal, Areum (Kim Min-hee), n’est ni l’épouse, ni la maîtresse, mais une employée qui vient d’être recrutée dans la maison d’édition. Son premier jour s’avère mouvementé. Elle voit débarquer la femme de son patron (Cho Yun-hee), qui s’en prend à elle, furieuse. Elle vient de découvrir que l’éditeur (Kwon Hae-hyo), lui était infidèle et pense, à tort, que l’objet de son affection est Areum. Il faut une longue discussion pour la raisonner et la convaincre qu’elle fait fausse route, mais elle finit par quitter les lieux, apaisée.
La journée d’Areum n’est pas finie pour autant, puisque la précédente employée (Kim Sae-byuk) fait aussi son grand retour. C’est avec elle que l’éditeur a eu une aventure, avant qu’elle ne parte pour Londres. Mais aujourd’hui, elle souhaite reprendre son poste et reconquérir son homme…
Comme toujours chez le cinéaste sud-coréen, le dispositif est minimaliste. Il repose majoritairement sur de longs plans fixes, ponctués de quelques rares mouvements de caméra, de longs dialogues au cours desquels les personnages se dévoilent, échangent des propos intimes ou des considérations philosophiques sur le sens de l’existence, le tout filmé dans un noir & blanc très élégant et épuré.
A travers cette histoire, le cinéaste poursuit son autocritique, revenant sur la fin de son couple, après 31 ans de mariage, à cause de la liaison qu’il entretient avec son actrice Kim Min-hee, et son penchant pour l’alcool. Il traite toujours de la complexité des rapports humains et, cette fois, amorce aussi une réflexion sur ce qui constitue la principale raison de vivre d’un individu.
Le jour d’après semble avoir séduit les festivaliers de par sa légèreté et son charme discret. Mais là, pour le coup, on ne peut pas dire que Hong Sang-soo ait pris beaucoup de risques avec ce nouveau long-métrage, très semblables à ses précédents films…
Cette sixième journée de projections a également été marquée par l’hommage rendu par le festival à André Téchiné.
Entouré de ses comédiennes et comédiens fétiches – Catherine Deneuve, Juliette Binoche, Isabelle Huppert, Emmanuelle Béart, Elodie Bouchez, Sandrine Kiberlain, Lambert Wilson et Grégoire Leprince-Ringuet – le cinéaste a fêté ses cinquante ans de carrière, marqués par de nombreuses montées des marches cannoises, et il a présenté son dernier long-métrage, Nos années folles.
Le film raconte l’histoire vraie de Paul Grappe (Pierre Deladonchamps), un déserteur de la Guerre 1914/1918 qui, avec la complicité de son épouse Louise (Céline Sallette), s’est travesti en femme pendant près de dix ans pour échapper à la police militaire et au peloton d’exécution. Amnistié en 1925, il a essayé de redevenir un homme, mais ses “années folles”, dans tous les sens du terme, et la découvertes d’autres formes de plaisirs, l’ont profondément changé et il a très mal vécu ce “retour à la normale”.
Le sujet s’inscrit dans la logique des oeuvres du cinéaste. Il y est question de fait divers, de trouble de l’identité sexuelle, de découverte d’un Paris secret, à l’écart des regards. On retrouve, par moments, la patte singulière de Téchiné, sa façon de filmer les étreintes amoureuses et les tourments sentimentaux, mais seulement par intermittence. La faute, essentiellement, à un scénario bancal, qui multiplie les ellipses, éludant des passages-clé de cette histoire atypique, et à une réalisation un peu trop sage, loin des meilleures oeuvres du cinéaste, celles qu’il a tournées dans les années 1980/1990. On comprend mieux pourquoi les organisateurs ont préféré le présenter hors compétition, dans un cadre plus festif, sans le stress de la compétition et les jugements assassins de la presse.
A moins que nous soyons sacrifiés comme des cerfs sacrés, aplatis par un glissement de terrain ou victime expiatoire de bourgeois avides de revanche, à demain pour la suite de nos chroniques cannoises.