Jusqu’à présent, ce soixante-quatrième festival tient plutôt ses promesses. Les grands réalisateurs sont au rendez-vous, livrant des oeuvres plus qu’honorables, fidèles à leurs thématiques habituelles ; des outsiders ont agréablement surpris, comme Lynne Ramsay ou Serge Hazanavicius.
Le seul reproche que l’on pourrait faire aux cinéastes, c’est de rester sur un chemin cinématographique trop balisé, de ne pas prendre de risques, de ne pas tenter de surprendre.
Autant dire qu’on attendait beaucoup des deux cinéastes en compétition aujourd’hui, Paolo Sorrentino et Nicolas Winding Refn, deux auteurs qui aiment à changer de style, d’univers, de genres…
Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on a été servis.
This must be the place, de Paolo Sorrentino, est assurément le film le plus original et iconoclaste de la compétition. Et désormais l’un des grands favoris pour la palme d’or (l’un des nôtres en tout cas).
Comment le décrire ? C’est déjà le portrait de Cheyenne (Sean Penn), une ancienne gloire du rock gothique, vaguement inspirée du Robert Smith de The Cure, qui a quitté les feux des projecteurs et végète depuis dans un état dépressif. C’est aussi l’histoire d’un homme qui n’accepte pas son âge et reste bloqué dans une longue crise d’adolescence. C’est encore une quête de réconciliation avec la figure paternelle et une enquête sur… chut! on vous laissera le découvrir par vous même…
C’est un drôle de road-movie qui nous mène de l’est à l’ouest des Etats-Unis et fait se croiser des personnages improbables, qui composent, par petites touches fines, l’instantané d’une société où les artistes se préoccupent plus des soubresauts de la bourse que de leur production, où l’esprit de révolte est comme anesthésié…
C’est enfin un très bel objet cinématographique, à la réalisation virtuose, aux dialogues percutants et à l’interprétation impeccable – un prix pour Sean Penn? .
Bref, c’est une réussite qui confirme, si besoin était, le talent du cinéaste italien.
Autre confirmation, celle du danois Nicolas Winding Refn.
Avec Drive, le cinéaste continue de revisiter le film de genre. Il s’était fait connaître, en même temps que Mads Mikkelsen, avec la trilogie Pusher sur l’univers des dealers d’e drogue de Copenhague, puis avait enchaîné avec Bleeder, variation noire sur la folie, et Inside job, joli thriller lynchien. Il avait confirmé avec l’excellent Bronson, biopic original du détenu le plus violent de Grande-Bretagne et Le Guerrier silencieux films de vikings curieusement contemplatif et métaphysique.
Drive est également un polar bien noir, dans l’esprit des séries B d’exploitation des années 1970. On suit la descente aux enfers d’un jeune homme apparemment sans histoires, cascadeur pour des tournages de films le jour mais pilote de voitures lors de casses spectaculaires la nuit. C’est vrai quoi, le bonhomme est un virtuose de la conduite, doté de très bons réflexes et de beaucoup de jugeote, autant faire fructifier tout ça…
En même temps, c’est un homme solitaire qui est en quête d’amour. Aussi, il s’entiche d’une jeune femme qui élève seule son fils depuis que son mari est en prison. Et quand ledit mari sort de prison et est contraint de commettre un casse pour payer ses dettes à la mafia, il accepte de lui donner un coup de main pour un braquage facile.
Mais évidemment, les choses ne vont pas se passer comme prévu, et le pilote va se retrouver malgré lui entraîné dans une spirale de violence infernale…
Le scénario est des plus classiques, mais Drive peut s’appuyer sur la mise en scène efficace de Nicolas Winding Refn, sur un environnement esthétique très stylisé, ainsi que sur un beau casting : Carey Mulligan, Oscar Isaac, Ron Perlman et Ryan Gosling, qui rend attachant et fascinant ce pilote aux nerfs d’acier et au comportement chevaleresque/ héroïque, mais aussi capable d’impressionnants accès de violence et de rage.
Si le jury décide de primer un film rock’n roll plutôt qu’un film classique, un peu comme Sailor & Lula, en son temps, alors ce film-là a toutes ses chances…
Hors compétition, le festival s’intéressait aujourd’hui à l’actualité du monde avec deux films venus du monde arabe.
Plus jamais peur/La Khaoufa baada Al’yaoum est un documentaire de Mourad Ben Cheikh sur la toute récente révolution tunisienne.
Ceci n’est pas un film comme son nom l’indique n’est pas un film. Pas officiellement en tout cas, puisque son “réalisateur” Jafar Panahi a été condamné par le régime iranien à six ans de prison et vingt ans d’interdiction d’exercer son métier de cinéaste. Il est actuellement assigné à résidence dans l’attente du verdict de la cour d’appel.
Il n’a pas le droit de filmer, de monter, ou d’écrire un scénario. Mais, comme il le souligne malicieusement, rien ne l’empêche de faire l’acteur, et de réciter un scénario déjà écrit face à une caméra. Il a demandé à son ami Mojtaba Mirtahmasb de le filmer chez lui, en train de raconter à la fois son quotidien, l’attente du jugement de la cour d’appel, et de lire le scénario du film sur lequel il travaillait avant d’être censuré par le régime. Une histoire, justement, d’emprisonnement et de soumission à un ordre archaïque.
Le résultat est évidemment limité par les contraintes techniques – caméra vidéo, espace réduit, absence d’autre acteurs que son iguane Igy, le chien de la voisine et le concierge – mais on ne peut que saluer le courage de Panahi face à l’injustice qui l’a frappé et son intelligence artistique.
On attend qu’il ait de nouveau le droit de faire des films, qu’il puisse mettre en images ses idées et faire passer ses messages.
Ceci n’est pas un film… C’est ce qu’on est tenté de dire de Okhotnik du géorgien Bakur Bakuradze, proposé à Un Certain regard.
Une balade rurale profondément ennuyeuse dont on ne voit honnêtement pas l’intérêt. A la rigueur, le film aurait pu présenter un intérêt documentaire, mais il aurait fallu le soigner un peu esthétiquement parlant… Ce sont exactement les mêmes reproches que j’avais adressés au premier film du cinéaste, Shultes, présenté il y a deux ans à la Quinzaine des Réalisateurs. Non décidément, le cinéma de Bakur Bakuradze n’est pas du tout mon style…
Après la semaine de la critique hier, c’était au tour de la Quinzaine des Réalisateurs de fermer ses portes et de livrer son palmarès. C’est le film de Bouli Lanners, Les Géants, qui triomphe en remportant les deux prix principaux (SACD et Art Cinema Award), Atmen et Play glanant les prix Label Europa Cinema et “Coupe de coeur”.
Hasard ou coïncidence ? Les trois films ont pour héros des adolescents livrés à eux-mêmes.
Je n’ai pas vu Atmen, dont le personnage principal est un adolescent à problèmes qui se lance dans une quête identitaire, mais j’ai vu Les Géants, effectivement très bon.
Bouli Lanners livre une sorte de version belge de Stand by me, suivant l’errance tragi-comique de trois enfants livrés à eux-mêmes dans un coin paumé du plat pays. Il confirme un talent certain pour la direction d’acteurs – les trois jeunes sont épatants – et pour la mise en place d’une ambiance joliment loufoque, entre réalisme social assez cru et poésie de l’absurde.
Play traite, lui, d’une série de faits réels : le racket exercé pendant deux ans par un groupe de jeunes garçons d’origine africaine sur des enfants de leur âge, sans violence physique ni menaces, simplement par le biais d’un jeu de rôles du type “bon flic/méchant flic”. Cela s’est passé en Suède, mais cela aurait pu se passer en France ou dans n’importe quelle société occidentale. Il s’agit d’un film assez glaçant. Pas à cause du comportement des jeunes voyous – on sait que les ados peuvent être cruels entre eux et que le racket existe – mais à cause du comportement des adultes, incapables de réagir pour recadrer les jeunes voyous, trop timorés pour aider les jeunes victimes en difficulté,… Le film pose des questions passionnantes sur la société, l’égalité des chances, la responsabilité, l’encadrement des enfants, le politiquement correct et la permissivité face aux violences des mineurs. Il met mal à l’aise, ce qui était le but… Et c’est donc une réussite.
Autre réussite, Take Shelter, qui n’a pas volé ses prix lors de la clôture de la Semaine de la Critique. J’ai pu rattraper le film de Jeff Nichols et admirer sa construction narrative brillante, qui fait lentement monter la pression autour du personnage principal à l’aide notamment de scènes de cauchemars bien flippantes.
Un homme ordinaire, sans problèmes, se met subitement à faire des rêves réalistes et inquiétants à propos d’une tornade dévastatrice qui menace la sécurité de ses voisins et de sa famille. Il devient obsédé par la sécurité des siens et se focalise sur l’extension de l’abri anti-tornades bâti sous le jardin, provoquant l’incompréhension de ses proches. Rêve prémonitoire? Début de paranoïa? La réponse au bout de près de deux heures d’un film puissant, porté par le jeu intense de Michael Shannon. L’acteur excelle dans ce type de rôle aux confins de la folie, on le sait depuis le Bug de William Friedkin. Mais il est aussi capable d’émouvoir en père de famille prêt à tout pour protéger les siens. Une vraie tornade, cet acteur…
On attend encore quelques secousses demain pour le dernier jour de la compétition officielle, avec la présentation de La Source des femmes et de Il était une fois en Anatolie. A suivre, donc…
A demain pour de nouvelles chroniques cannoises.