Il est assez cocasse que Amore sorte en salle la même semaine que Mange Prie Aime, car, même s’il est très différent de par son style et sa forme, il illustre finalement les mêmes thématiques. Et la comparaison est inévitable :
Quand Ryan Murphy nous propose une accumulation d’images de délicieux plats italiens, il le fait à une vitesse tellement rapide qu’on n’a pas le temps de saliver, et il semble assimiler le plaisir au fait de s’empiffrer plutôt qu’au goût délicat des plats dégustés… Un plaisir vite entaché par une culpabilité absurde, surtout venant de la filiforme Julia Roberts…
Quand Luca Guadagnino veut montrer les vertus de le même cuisine, il prend le temps de détailler le plat, pour que nos papilles puissent en frétiller. Et il montre l’extase gustative ressentie par Tilda Swinton en illuminant son visage – au sens propre comme au figuré.
Certes, le cinéaste italien a l’avantage de jouer à domicile, mais ce n’est pas une excuse. rappelons que l’un des plus beaux films sur le plaisir de la chère – Le Festin de Babette de Gabriel Axel – est… danois. Pas un pays spécialement réputé pour sa cuisine…
Dans le film hollywoodien, on veut bien gober que l’héroïne veuille se recentrer sur elle-même et sur ses propres désirs pour sortir de l’impasse que constitue son mariage, mais on sourit en constatant que ce cheminement spirituel passe essentiellement par l’apprentissage de la méditation auprès de gourous peu charismatiques…
Dans Amore, en revanche, on comprend tout à fait que le personnage principal veuille tout plaquer. Certes, elle évolue dans un certain confort matériel, dans le luxe, même. Mais l’ambiance feutrée de ces demeures bourgeoises a quelque chose d’étouffant. Pendant des années, Emma a joué le rôle que l’on attendait d’elle. Epouse modèle, maîtresse de maison impeccable, mère parfaite… Discrète, silencieuse, effacée… Presque un de ces objets d’art que ces riches oisifs collectionnent sans y prêter attention plus de cinq minutes. Ou un trophée de chasse… Pourtant, elle a fait des sacrifices pour cet homme. Elle a dû abandonner sa famille, son pays – la Russie – et même son identité (Emma est un nom que son mari lui a donné. Elle est désormais incapable de se rappeler son véritable prénom…)
Alors, quand Alfredo fait irruption dans sa vie, qu’il met tous ses sens en émoi, qu’il la réveille comme si elle était une belle au Bois-dormant, on comprend qu’elle choisisse de s’abandonner à lui, de s’abandonner égoïstement à son propre plaisir.
Enfin, quand Julia Roberts rencontre le grand amour, cela se traduit par de chastes baisers échangés avec Javier Bardem sur une plage balinaise (Penelope devait veiller au grain…). Rien à voir avec les étreintes fougueuses de Tilda Swinton et d’Edoardo Gabbriellini – qui restent néanmoins très soft à l’écran, rassurez-vous…
Bref, arrêtons là les comparaisons. Les deux films s’opposent radicalement de par leurs styles de mise en scène : comédie romantique assez mièvre et tiède d’un côté, mélodrame tumultueux et bouillant de l’autre…
Au vu des thèmes abordés, on préfère évidemment – et de loin – la seconde option…
Néanmoins, il convient de préciser que le film de Luca Guadagnino ne plaira pas à tout le monde, justement à cause de son aspect grandiloquent, outrancier, enflammé… Tout est très appuyé, dans cette oeuvre : les jeux de lumières du chef opérateur français Yorick Le Saux, les cadrages – en plans fixe très larges ou très rapprochés – la musique de John Adams, omniprésente…
Ceci n’est pas un hasard : Amore est en effet construit comme un opéra baroque en trois actes – et autant de pics dramatiques.
Premier acte. Hiver. La caméra nous entraîne dans une ville de Milan recouverte de neige. Une chape glacée aussi froide que le climat qui règne au dîner que les Recchi, une riche famille d’industriels locaux, ont organisé en l’honneur de l’anniversaire du patriarche, Edoardo Senior. Tous les participants ont l’air rigide, un rien crispé. Ils ont l’air figé, comme des statues de cire… La pièce est plongée dans la pénombre, donnant à l’événement un aspect crépusculaire. De fait, c’est la fin d’une époque. Le vieillard annonce qu’il va passer la main, céder son entreprise à ses héritiers. Mais il profite de l’occasion pour leur balancer quelques petites piques vachardes. A sa petite fille, qui a eu la curieuse lubie d’abandonner la peinture pour se lancer dans la photo. A son petit-fils, qui vient de perdre une course à pied contre un “vulgaire” cuisinier. Une classe inférieure, quelle honte !…
Il aurait tort de se priver vu que dans ce clan, on se doit de rester à sa place, de respecter les paroles du doyen… Ultime provocation, il annonce son souhait de voir lui succéder son fils Tancredi mais aussi… son petit-fils Edoardo Junior, “parce qu’il faut bien deux hommes pour [le] remplacer”…
Tancredi encaisse le coup bas, les mâchoires serrées. Edoardo Jr est stupéfait. Lui n’aspirait qu’à profiter un peu de la vie, de sa jeunesse. Pas de devenir si tôt capitaine d’industrie… Il s’apprêtait juste à faire ses premiers pas dans le monde des affaires en aidant son ami Alberto, le cuisinier qui l’a battu à la course, à ouvrir un restaurant sur les hauteurs de San Remo…
Deuxième acte. Printemps. Le temps est à l’amour et aux cachotteries. Edoardo Junior prépare son mariage avec une jeune femme qui a toutes les qualités requises pour s’intégrer parmi les femmes de cette famille bourgeoise – belle, altière, discrète et ambitieuse. Elisabetta, sa soeur, est également amoureuse… d’une autre femme.
Des affaires sentimentales que Tancredi ne suit pas, trop occupé à reprendre la main sur les affaires économique et à tenter de vendre l’usine à des entrepreneurs étrangers. Il délaisse du même coup sa femme, Emma (comme l’héroïne de Flaubert), qui s’ennuie à mourir, mais qui ne s’en rend même plus compte tellement elle est prisonnière de ce carcan de conventions sociales poussiéreuses.
La découverte des plats mitonnés par Alberto réveille en elle la notion de plaisir. Elle nourrit une fascination à l’égard du jeune homme, qui se transforme rapidement en désir… Ils deviennent amants et prennent l’habitude de se voir à la campagne, près du lieu où Alberto veut ouvrir son restaurant.
Dernier acte. Eté. Le temps tourne à l’orage… et à l’affrontement entre les deux forces présentées lors des actes précédents. D’un côté le pouvoir et l’argent, la solidité de ce clan où chacun a sa place et ne doit surtout pas en bouger… De l’autre, la passion amoureuse et la liberté de vivre sa vie, sans contraintes, sans enclaves. Pour certains personnages, c’est une libération… Pour d’autres, l’issue sera plus tragique…
La construction, on le voit, est très schématique. Une saison par partie, des personnage assez stéréotypés, des situations déjà vues mille fois ailleurs.
C’est sans doute pour cela que le cinéaste a choisi d’accentuer le trait, de jouer ouvertement la carte du baroque. Conscient de ne pouvoir innover sur des thématiques déjà abordées à d’innombrables reprises au cinéma – et par des maîtres du septième art – il a pris le risque de conserver un scénario ultra-balisé et hautement prévisible en l’illustrant avec un style de mise en scène franchement “casse-gueule” constamment dans l’emphase, le foisonnement, le bouillonnement.
Parfois, ça passe – quand les yeux de Tilda Swinton, en pleine confusion des sentiments, virent du vert au noir – parfois ça casse – la scène d’amour champêtre, un peu mièvre – et le plus souvent, c’est en équilibre très instable…
Certains apprécieront l’audace de certaines scènes, dont le final, quasi-muet – à l’exception de quelques mots très durs – et porté par une musique tonitruante, d’autres jugeront l’ensemble totalement ampoulé et ridicule. C’est un peut comme l’opéra, on aime ou on déteste… Les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas…
En revanche, tout le monde devrait être d’accord sur les performances des acteurs, tous impeccables malgré le côté un peu caricatural de chaque personnage.
Côté femmes, on retrouve Marisa Berenson dans un rôle de bourgeoise guindée qui lui convient à merveille, ainsi que la jeune actrice qui monte en Italie, Alba Rohrwacher, en romantique lesbienne, ou la belle Diane Fleri en jeune épouse arriviste.
Côté hommes, le cinéaste peut s’appuyer sur le charisme de Flavio Parenti (Edoardo) et d’Edoardo Gabbriellini (Alberto). Mais aussi sur la performance glaciale de Pippo Delbono en homme d’affaires dépourvu de sentiments, austère et étouffant.
Et puis il y a bien sûr Tilda Swinton, une nouvelle fois magnifique dans un rôle pas si évident que cela à appréhender. Qui d’autre qu’elle aurait pu jouer successivement sur le côté discret, effacé du personnage, puis dévoiler toute sa sensualité, toute sa beauté ? Qui aurait pu porter des tenues aussi ostentatoires (rouge vif ou orange “Casimir”) sans sombrer dans le ridicule ? Qui aurait poussé le perfectionnisme jusqu’à apprendre deux langues étrangères – le russe puis l’italien, dans cet ordre – pour coller au plus près du personnage ?
L’actrice britannique, de par son jeu subtil, intense, tout en nuances, est l’atout principal de ce film qui a été écrit pour elle par Luca Guadagnino.
Si on ne devait retenir qu’un seul argument en faveur d’Amore, ce serait indéniablement sa performance passionnée…
Mais ce n’est pas le seul point fort du film, bien heureusement. On peut aussi apprécier le portrait glaçant que le cinéaste dresse de la bourgeoisie milanaise et le sous-texte politique évident qui y est associé – ne pas oublier qu’Il Cavaliere, Silvio Berlusconi, est lui-même issu de la haute bourgeoisie milanaise…
Film à la fois classique et original, un brin déroutant par son côté emphatique et boursouflé, Amore est une oeuvre tumultueuse où s’affrontent le feu et la glace.
Son bouillonnement typiquement latin lui vaudra probablement de perdre quelques spectateurs en route, mais saura peut-être toucher ceux qui se lassent désormais des films hollywoodiens aseptisés et tempérés…
Et rien que pour la performance de Tilda Swinton, cet opéra baroque mérite que l’on s’y intéresse…
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Réalisateur : Luca Guadagnino
Avec : Tilda Swinton, Flavio Parenti, Pippo Delbono, Edoardo Gabbriellini, Marisa Berenson, Alba Rohrwache
Origine : Italie
Genre : mélo construit comme un opéra baroque
Durée : 1h58
Date de sortie France : 22/09/2010
Note pour ce film : ●●●●○○
contrepoint critique chez : Première
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Pas du tout, Berlusconi ne provient pas de cette haute bourgeoisie milanaise mais de la petite bourgeoisie milanaise. il n’a rien de glacial, au contraire, c’est un homme enjoué et chaleureux, qui paisante beaucoup, qui a été chanteur de charme sur des bateaux de croisière. Il n’avait pas un sou au début, et il est devenu l’homme qui s’est « payé » l’Italie, et c’est bien ça qui fascine les Italiens. Il incarne la possibilité du succès en partant de rien!. Sinon, le film est beau malgré quelques faiblesses et des moments assez agaçants. Mais il y en a d’autres qui sont tellement somptueux..et Guadagnino filme merveilleusement Milan.
Merci de cette précision. Je me suis effectivement mal exprimé. Quand je disais qu’il est issu de la haute bourgeoisie milanaise, je ne pensais pas à son enfance, mais à sa situation avant de devenir homme politique.
M. Berlusconi a bel et bien fait partie de ce que l’on appelle la « haute-bourgeoisie milanaise » et je persiste à y voir dans ce récit une petite charge contre le président du conseil des ministres italien même si le cinéaste n’a rien revendiqué…
Quant au côté chaleureux et fascinant du personnage, je me garderai bien de polémiquer là-dessus. Simplement, si vous dressez un portrait plutôt flatteur du bonhomme, il n’est pas certain que le cinéaste partage votre vision des choses. Globalement, les artistes italiens ont une sensibilité politique plutôt à gauche et sont plutôt hostiles à M.Berlusconi…
Mais de toute façon, le film existe très bien sans cet éventuel sous-texte politique…
Berlusconi ne peut que faire partie, au vu de ses revenus, de la haute bourgeoisie milanaise, mais seulement de la nouvelle. Malgré cela, il est vrai qu’il ne rassemble en rien au portrait du grand burgeois milanais, évenutellement issu des grandes dynasties industrielles ou de la banques.
Duverne a raison, je regrette pour boustoune, laquelle sans doute ne connait pas les vrais grand bourgeois milanais.
Ceci dit, après avoir lit sa critique du film, très intéressante, j’irai sans doute le voir.
Euh… En fait c’est UN Boustoune, car je suis un homme (personne n’est parfaite).
Et c’est vrai, je n’ai pas de grand bourgeois milanais dans mes fréquentations 😉
J’espère donc que vous me pardonnerez ma méconnaissance de ce milieu social.
Pour le reste, je vous renvoie à ma réponse à notre ami Duverne : J’ai cru percevoir une critique politique dans le film – et si elle ne vise pas M.Berlusconi lui-même, elle vise une caste qui est, de par son pouvoir financier, proche du pouvoir… Après, ce n’est qu’une interprétation personnelle, que le cinéaste se gardera bien de confirmer ou d’infirmer…
Merci de votre message en tout cas…
magnifique!
une forme de virtuosité transpire de cette réalisation au travers d’une mise en scène frigorifiante tant elle parait établie, désirée évidement inspirée mais absolument assumée par des interprètes rendus puissants par les menottes qui les sidèrent. La mise en image est audacieuse, volontaires et la prise de risque conduit évidement à une forme d’incompréhension pour certains spectateurs. Présenter des visages non éclairés perturbe évidement un public non averti, mais le talent de Yorick Le saux vient servir cette fable à la structure a priori facile de part son scénario, mais exécuté avec une telle énergie qu’elle en parait fragile mais tellement audacieuse à mon sens et réussie au final qu’elle me laisse conquis, emporté par une bande son aussi précise que corroborante à la lourdeur et la froideur de certaines images en totale harmonie avec le contexte social dépeint et permettant la bascule à une luminosité lyrique.
Ce film est une oeuvre cinématographique, elle séduit autant qu’elle peut déplaire et surtout donne à émouvoir.