Décidément, les écrans français ont la nostalgie de l’âge d’or du cinéma italien, cette semaine…
Alors que Nine rend hommage aux films de Fellini et aux classiques des années 1960, Amer est un film sous influence des gialli des années 1970. Ceux de Mario Bava ou Dario Argento, qui ont donné au genre ses lettres de noblesse en transformant ces banals thrillers où un tueur mystérieux décime tous les personnages à l’arme blanche, souvent motivé par la vengeance ou par la folie, en expérimentations visuelles et sonores audacieuses…
Mais autant préciser tout de suite aux amateurs de films d’horreur et de thrillers haletants qu’ils risquent fort d’être déçus. Car bien qu’il pose, dans son premier tiers, les bases d’une intrigue angoissante, flirtant avec le fantastique et l’onirisme, le premier long-métrage de deux jeunes cinéastes belges, Hélène Cattet et Bruno Forzani ne s’apparente pas vraiment à un thriller conventionnel. Et ne s’apparente d’ailleurs pas à un film classique non plus.
C’est un objet filmique non-identifié, entre l’exercice de style, l’hommage référentiel et une expérience sensorielle assez étrange.
Comment décrire avec des mots une œuvre qui en est extrêmement avare ? On y entend tout au plus une douzaine de phrases – et encore, le son est parfois déformé, rendant difficile la compréhension de ces « dialogues ».
A la place, un univers sonore très riche, saturé de musiques piquées dans des films de genre italiens (Le grand kidnapping, Les dossiers rouges de la mondaine, La lame infernale, La queue du scorpion,…), de bruits divers et variés amplifiés ou distordus : les frottements d’un vêtement en cuir, le vent soufflant sur un visage, le grincement des portes, le crissement du gravier, le bruit d’un robinet qui goutte et, en point d’orgue, le glissement de la lame de rasoir sur la peu ou les dents…
Mais Amer est avant tout un film visuel qui utilise toute la richesse du langage cinématographique pour susciter des émotions contraires, troublantes et évocatrices, chez le spectateur et lui faire comprendre par le ressenti l’histoire qui se dessine devant ses yeux.
Le film traite de la relation entre Eros et Thanatos, du rapport d’un personnage féminin au désir, à la sexualité et à la mort. Il nous invite à pénétrer dans la psyché d’Ana (un prénom qui évoque plus volontiers les films de Carlos Saura, eux aussi fortement chargés en érotisme et en symboles), à trois périodes différentes de sa vie.
Le premier tiers la montre enfant, confrontée au même moment à la mort (celle de son grand-père) et à la sexualité (elle surprend ses parents en train de faire l’amour). Pour cette gamine innocente, cela fait beaucoup à supporter d’un seul coup, surtout qu’elle est en proie à des terreurs enfantines assez classiques : peur du monstre qui rôde dans les couloirs, peur de cette gouvernante mystérieuse, toute de dentelle noire vêtue, qui semble prendre plaisir à l’inquiéter…
Son univers vacille, et l’ambiance visuelle du film avec lui. Images saturées de couleurs bleutées, plans étranges, mouvements de caméra saccadés : on est plongés dans un univers fantasmagorique à la Suspiria ou La longue nuit de l’exorcisme, deux classiques du genre aux fortes connotations psychanalytiques…
La seconde partie la montre adolescente, accompagnant sa mère au village pour quelques courses. Une sortie printanière, baignée de lumière et de soleil, qui tranche avec la froideur glaciale et l’ambiance nocturne du début du film. Au cours de cette promenade, elle prend conscience que son corps est en train de changer, de s’épanouir. Elle découvre son désir et l’attraction qu’elle peut exercer sur les garçons… Sous le regard désapprobateur de sa mère, toujours aussi sévère et autoritaire… Peur du regard de l’autre, cuisante blessure de l’interdit, plaisir du fantasme…
Le dernier tiers se passe une vingtaine d’années plus tard, quand, adulte, elle revient dans la maison familiale laissée à l’abandon. Elle semble épanouie même si elle éprouve toujours une certaine honte à s’abandonner à des rêveries érotiques, comme le laisse entrevoir le trajet en taxi qui la ramène au point de départ, là où tout a commencé. Et dès que la porte de la vieille demeure se referme sur elle, les vieux démons viennent l’assaillir. Elle est de nouveau confrontée à cette présence hostile, qui semble plus que jamais lui vouloir du mal…
Chaque plan du film est chargé de symboles trahissant les pulsions, les fantasmes, les peurs et les désirs d’Ana, fille troublante et tourmentée, et nous donne une des pièces d’un puzzle terriblement sensuel et morbide à la fois.
Les amateurs de films simples, aux scénarios ultra-balisés et aux enjeux explicites, peuvent passer leur chemin : Amer n’est pas pour eux… Trop tordu, trop insolite, trop déroutant par sa façon de s’affranchir des conventions narratives traditionnelles et son détournement des codes d’un genre déjà très particulier… est un film qui se veut ludique. Son titre lui-même joue sur les mots et leur sonorité. Il évoque le goût amer, le sentiment d’amertume au sens propre – quelque chose de désagréable, de difficile à avaler. Il évoque la mère, la mer, (l’âme erre ?). Presque l’amore (l’amour) ou la mort… Et un anagramme d’arme…
Pour peu que l’on joue le jeu, que l’on accepte de s’abandonner à cette expérience sensorielle inhabituelle, on se laisse facilement séduire par le charme vénéneux, hypnotique, du film d’Hélène Cattet et Bruno Forzani.
On en sort évidemment un peu honteux, puisque le film, vecteur d’un érotisme sauvage et d’une violence lascive, nous confronte à notre propre voyeurisme.
La figure de l’œil est en effet omniprésente – regards concupiscents, pleins de désir ou de défiance, œil qui dévisage, détaille, observe, qui épie par le trou d’une serrure et dérobe quelques secrets… Et que dire de l’œil qui vous observe en arrière-plan sur ce site (glups, ça fait peur…) ?
Le film observe le spectateur qui regarde lui-même le film, dans une sorte de boucle infernale. Nos émois érotiques et notre fascination pour cette violence esthétisée, pour ces symboles fétichistes (j’veux du cuir…) et ce côté délicieusement sadique de certaines scènes (Ah ! la lame de rasoir qui glisse langoureusement sur les dents de l’héroïne…), se mêlent à ceux d’Ana et nous interrogent sur notre propre rapport au désir et à la mort…
Film audacieux, intelligent et superbement mis en scène, Amer est une véritable réussite formelle.
Seul petit bémol : on comprend assez vite où les cinéastes veulent nous emmener et, faute d’un mystère suffisamment dense, le dispositif risque fort de lasser certains spectateurs avant la fin du film. Si Amer avait été un moyen-métrage, il n’y aurait pas eu de problème, mais sur la durée d’un long-métrage, le procédé est étiré au maximum et finit fatalement par s’essouffler.
Que l’on adhère ou pas à cet univers si particulier, que le film laisse un goût euh… amer ou non, il convient de saluer l’énorme travail fourni par Hélène Cattet, Bruno Forzani et leur équipe, aussi bien sur le montage, la photo – sublime – et les décors que sur le son, totalement retravaillé séparément. Et d’applaudir à cette tentative de bousculer les règles narratives établies, d’expérimenter des choses inédites, d’ouvrir de nouvelles voies artistique au sein d’un art que l’on a peut-être un peu trop vite déclaré moribond. Bref, de proposer un cinéma différent, qui sort des sentiers battus, qui provoque et fait réfléchir.
Hasard de la programmation, il sort la même semaine que Les Marais criminels, autre proposition de cinéma alternatif, dans un style très différent… Ces petits films ne sont peut-être pas totalement aboutis, mais ils offrent une alternative salutaire au formatage des œuvres destinées à un large public, tellement prévisibles qu’elles en deviennent ennuyeuses…
Alors on ne saurait que trop vous conseiller d’aller voir Amer en salle (du moins dans les trop rares salles qui le projettent en France…) afin de soutenir ce jeune cinéma créatif et culotté. Vous détesterez peut-être (sans doute ?), ou bien vous adorerez. En tout cas, il ne vous laissera pas indifférent et vous aurez vécu une expérience cinématographique assez unique en son genre…
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Réalisateurs : Hélène Cattet, Bruno Forzani
Avec : Cassandra Forêt, Charlotte Eugène-Guibbaut, Marie Bos, Bianca Maria d’Amato, Harry Cleven
Origine : Belgique, France
Genre : puzzle psychanalytique façon giallo
Durée : 1h30
Date de sortie France : 03/03/2010
Note pour ce film : ●●●●●○
contrepoint critique chez : Culturopoing
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Bonjour ! je viens de « regarder » AMER. oui, « regarder » car c’est plus une experience sensorielle qu’un film. L’effet des couleurs, les sons qui nous font de suite ressentir l’ambiance du moment, une musique excellente, des prises de vue et une mise en scene qui rappelle le cinema des annees 70… Je craignais au depart de m’ennuyer devant un film avec si peu de dialogues, mais j’ai ete vite emporter par ce flux de sensations. Un tres beau film, atypique, mais si esthetique ! Juste une critique quant a l’histoire : la 3eme partie est un peu bizarre, la chute qui est sans rapport avec l’histoire… Mais un film a voir absolument !
Oui, c’est un film expérimental et un hommage audacieux au giallo.
Je ne me rappelle plus trop de la fin, à vrai dire, mais dans mon souvenir elle n’était pas absurde… Un peu tirée par les cheveux, peut-être, mais dans l’esprit du genre. Si je me souviens bien, c’est très psychanalytique. L’héroïne pourchassée par une ombre mystérieuse se rend compte que c’est elle qui s’imagine tout ça. Les deux premières parties sont des souvenirs traumatisants ayant trait à la mort et au désir, et quand elle revient sur place, ces souvenirs refoulés refont surface et elle s’abandonne à sa schizophrénie paranoïde…
Tout le film peut être vu comme la vision d’un cerveau malade, d’où l’aspect décousu…